LEVER LES YEUX

13 octobre —
11 novembre 2017

LEVER LES YEUX

Exposition
13 octobre – 11 novembre 2017

> Annelise Ragno <

“l’épreuve du voir”

Une forêt dont les arbres bougent au gré de mouvements imprévisibles. Un homme qui imite le sifflement d’oiseaux. Des troncs d’arbres marqués d’un signe coloré. Un oiseau au plumage polychrome qui tourne dans tous les sens. Un soudain lâcher de pigeons. Après avoir réalisé toutes sortes de films, notamment de figures sportives et animales, visant à capter des détails inscrits dans toutes sortes de gestes, de regards ou de respirations, Annelise Ragno a choisi de s’intéresser au monde de la nature.  D’un motif à l’autre, ce qui compte est la chose filmée et le point de vue qu’elle nous donne à réfléchir sur la nature ontologique de ce mode d’expression qu’est la vidéo.

L’art vidéographique d’Annelise Ragno est requis par un souci de construction et de tension que corrobore une forme de grammaire visuelle d’une extrême rigueur fondée sur un certain nombre de critères récurrents quel que soit le sujet qu’elle aborde. Il lui plaît le plus souvent de le donner à voir de manière fragmentaire de sorte que l’image est volontiers tronquée , obligeant le regardeur à la poursuivre mentalement au-delà même du plan projeté. Cette façon de filmer l’assure tout à la fois de projeter celui-ci dans le champ iconique, le soumettant à l’exercice d’une proximité. Tout en invitant le regard à se concentrer sur chacune des pièces présentées, le soin qu’elle prend par ailleurs à penser leur mise en espace dans une configuration qui les fait dialoguer contribue en quelque sorte à animer l’espace de leur projection. Ce ressenti est d’autant plus fort qu’Annelise Ragno choisit de jouer de différentes échelles entre ces projections, tout en les dispatchant dans l’espace de sorte qu’elles apparaissent, voire surgissent tout à la fois ensemble et individuellement.

Ici, Annelise Ragno capte en plan fixe le balancement naturel et inégal des arbres d’une forêt dont certains chutent sous l’effet d’on ne sait quelle action hors champ. L’artiste s’applique à ne rien révéler de la cause pour ne nous offrir à voir que la conséquence. Coutumière de ce type de process, elle crée de la sorte une situation qui interroge le réel jusque dans ses arcanes les plus troublants. Comme il en est, par ailleurs, de ces deux biches qu’elle saisit à l’orée d’un bois, figées comme dans un arrêt sur image qui s’éternise,  strictement placées en symétrie verticale de part et d’autre du plan qui les cadre. Le mur végétal sur le fond duquel elle les a filmées envahissant la totalité du champ iconique, les bêtes sauvages paraissent miniatures à ce point même qu’on les prend volontiers pour de petits sujets factices, rapportés en dedans.

La tentation de la peinture  trouve chez Annelise Ragno à s’exprimer dans deux vidéos qui se font somme toute écho : d’une part, les arbres marqués d’un signe peint qui compose une sorte de cabalistique minimaliste à la signification mystérieuse ; d’autre part, l’oiseau filmé en plan rapproché sur un fond immaculé qui renforce l’éclat de ses couleurs arc-en-ciel. Dans l’un et l’autre cas, elle s’attache comme toujours à restituer quelque chose d’une réalité concrète tout en la mettant en image suivant des modalités de filmage et de montage qui la biaise. Annelise Ragno cultive l’ambigu et le surprenant.

Le film qui réfère à un concours de lâcher de pigeons sous-tend une forme de tension par la brutalité inattendue de l’échappée des volatiles et le vacarme qu’ils occasionnent en opposition avec la lourdeur massive et silencieuse des camions d’où ils sortent. De même, l’artiste joue de l’idée de leurre dans la vidéo de l’homme sifflant comme un oiseau si bien qu’on ne peut plus faire la part des chants entre l’humain et l’animal.

Par-delà le contenu de ses vidéos, la démarche de l’artiste relève d’une réflexion sur le statut du regardeur, sur son comportement et sa capacité à l’épreuve du voir. Comment il est à même, par exemple, d’anticiper ce qu’il est en train de visionner. Sa réaction au passage d’un plan à l’autre au rapport de son attente. Sa posture face aux images projetées en fonction de leurs dimensions. Chaque fois, l’artiste semble composer sa vidéo dans le but d’interpeller l’autre à la question de la vue et du point de vue, de le solliciter à repenser son rapport au visible pour qu’il s’applique à en déceler tous les aspects, jusque même ceux qui ne le sont pas. « L’art rend visible », disait Paul Klee. Celui d’Annelise Ragno est engagé dans cette intention. D’où cette sorte d’intemporalité qui le caractérise.

Le refus du narratif  qui caractérise ses films conduit l’artiste aux lisières d’une esthétique abstraite qui n’interdit pas pour autant l’idée d’image figurée. Aussi, c’est dans un entre-deux que son art trouve sa singularité, qu’il gagne sa tension pour ce que tout y est engagé sur un fil : le rythme des plans, leur durée, leur densité, le son, le cadrage et leur mode de projection. Il fut un temps où Annelise Ragno se qualifiait elle-même de « chercheuse d’images », soulignant que l’enjeu de son travail était « d’amener le regard du spectateur vers un autre point de vue. » Sa démarche a gagné en ambiguïté et en énigme pour ce qu’elle vise à instruire toujours plus le regard à sa propre surprise, tout en nous invitant à prendre la mesure d’une nature immuable.

Philippe Piguet

Les remarquables

« Regarde les arbres tomber ! » pourrait se nommer cette vidéo qui montre en boucle des arbres tomber, avec la brutalité en moins. De biais ou en arrière ils s’effondrent comme aimantés par la gravité, dans un contexte dénué de violence, au contraire.

Le frémissement des feuilles, le chatoiement de lumière sur les troncs, des paysages de sous-bois, une percée de ciel sont des images paisibles de la forêt, si ce n’est qu’un autre mouvement récurrent la parcourt, artificiel celui-là, l’abattage. Ce sont des arbres morts que l’on coupe, ce sont de jeunes arbres qu’on arrache, ce sont des charmes, bouleaux, hêtres, châtaigniers qu’on sacrifie, des pins qu’on décime. On présume que les motifs ne sont pas les mêmes : nettoyer la forêt, l’éclaircir et l’aérer pour les uns, sélectionner les bois de qualité supérieure pour les autres, débiter et vendre en nombre des bois médiocre mais d’un rendement lucratif pour les derniers. D’un côté la forêt est jardinée, de l’autre elle est exploitée. Qu’est-ce que jardiner une forêt, sinon la soigner, l’entretenir afin qu’elle garde sa vigueur et sauvegarder même sa biodiversité? Parallèlement à l’entretien, il y a la déforestation provoquée par le profit, c’est le choix de la rapidité du cycle plantation, croissance, maturité, commercialisation contre la longévité des arbres dits nobles qui ne suivent pas le turn over propre à la consommation de masse.

Une chorégraphie des chutes en série à géométrie variable s’installe. Nulle visibilité n’est donnée aux agents du massacre ; le cadrage de la caméra sur les troncs ou la cime des arbres « coupe » la tronçonneuse. Les arbres en tombant traversent l’écran en diagonale. Les effondrements sont indiscutablement anthropisés et dramatisés.

Ce ballet émouvant, cette temporalité pathétique sont cependant suspendus par l’apparition d’un couple de cervidés immobiles, aux aguets, alertés par une présence inhabituelle. Surgissement réel, mais totalement artificiel dans la concaténation des images. Annelise Ragno a finalement préféré extraire ces images de vidéo de la forêt pour les mettre en vis à vis. A l’intrication des images issues des mêmes tournages, du même contexte, elle a opté pour la séparation et l’autonomie des séquences – évitant ainsi l’étrangeté surréalisante de ces apparitions innocentes dans l’histoire tragique des effondrements. Ces couples de biches et de cerfs font basculer l’image dans l’imagerie de la forêt ; c’est la forêt de Blanche-Neige qui fait surface. En un clin d’œil le spectateur est ramené à la pellicule et au monde cultivé de la forêt. Deux fois cultivé par les élagages et l’exploitation forestière, d’une part, par un imaginaire entretenu sur sa beauté sauvage et mystérieuse la forêt, d’autre part, dont font partie ces apparitions miraculeuses et féériques.

Pour éliminer des effets de réalisme et accentuer la théâtralité des événements l’artiste a coupé le son ; les bruits de la forêt ne nous parviennent pas ; l’image est déconnectée de son environnement sonore. Est-ce une invitation à la méditation ou à l’empathie avec cet univers non humain – avec lequel les sociétés n’ont jamais cessé d’entretenir des rapports de protection, de divination, de peur, d’exploitation, d’intra et extra territorialité ? Ou au contraire ces images stéréotypées de la forêt sont elles censées introduire humour et distance à l’égard de sentiments empathiques, manifestement éprouvés par l’artiste ? Ces deux aspects coexistent dans le travail de la vidéaste.
On retrouve cette ambivalence dans la vidéo des tatouages des arbres qui signalent les coupes à effectuer. Une gestion commerciale raisonnée des parcelles forestières, une sélection des plus beaux spécimens à protéger, la sauvegarde de la bio-diversité, explique l’ONF, nécessitent ces opérations de « martelage » au compas, au marteau, ou à la bombe fluo.

La vidéo consacrée à ces signes, s’inscrit dans la mouvance, inconsciemment ou consciemment, des appropriationistes  de la 2ème ou 3ème génération (Mathieu Mercier, Delphine Coindet, Philippe Decrauzat,… ) qui ont été repêcher les formes géométriques, appartenant à l’art abstrait et conceptuel, dans l’univers commercial du mobilier, du graphisme, de la communication où ils ont essaimé, pour les réintroduire à nouveau, déformés, dans le monde de l’art. Point, ligne, cercle, croix, fluo de surcroît, sont des importations, dans le monde du faire artisanal ou de l’usinage, de signes techniques qui dénotent un autre monde industriel, urbain, contemporain. Ces importations ne signent-elles pas la fin de cet univers sombre et profond de la sylve morvandelle appréhendée émotionnellement, mais qui n’a peut-être jamais existé que dans les contes ?

Une vision réaliste/cynique convient mal avec le travail de Annelise qui s’effraye parfois quand elle en voit des traces dans ses propres pièces. Dans l’installation vidéo : « Never say die », jamais elle n’a voulu montrer la vidéo du poisson, carpe ou dorade, qui, sorti de l’eau, cherche son air et ressemble à un vieillard en fin vie ou une personne édentée asthmatique qui respire comme un poisson ! Elle n’assume pas le geste de retirer le poisson de son milieu naturel, même quelques secondes, et l’obliger à modifier son mode respiratoire pour faire une image, qui pourrait préfigurer la mort. Ce sont des images analogues qui continuent de la hanter et qu’elle cherche à capter mais dans une position d’extériorité. Annelise Ragno ne touche pas au mal, ni à l’ironie cynique.

Elle approche sa caméra des situations qu’elle réprouve : l’appropriation prédatrice et destructive des zones naturelles, la destruction de la bio-diversité, la subjugation de la vie animale à la passion du jeu et du gain ; elle s’en approche, à sa façon, par l’art, par des images expurgées des causes de la violence qu’elle condamne. Elle enregistre des événements, les extrait de leur contexte qu’elle laisse le lecteur imaginer. Ce détourage du réel, abstractisé, lui permet de surfer sur la pure émotion. Elle cherche en effet des représentations et des montages les plus à même de transmettre les affects qui l’ont émue et mue en tant artiste. La tension, la contradiction sont des moteurs de cette transmission.

Eloquente de ce point de vue est la vidéo d’un puissant envol des pigeons. La caméra capte les colombes au sortir des paniers dans lesquels elles sont enfermées. Elles surgissent des longs camions à l’arrêt qui les ont convoyées par milliers jusque là. Cette nuée de projectiles ailés lancés à toute vitesse est indissociable de la rétention précédant l’ouverture des clapets. La libération des colombes, jaillissant comme un geyser, s’origine dans une captivité.

Le phénomène a quelque chose d’excessif, de monstrueux qui s’estompe quand les oiseaux se dispersent dans les airs, chacun mettant le cap sur son pigeonnier. Les pigeons voyageurs réalisent le programme, pour lequel ils ont été élevés, exercés, sélectionnés, voire génétiquement conçus, croisés. La beauté est l’effet fortuit d’une opération, le lâcher – le libre -, par ailleurs totalement contrôlée. Les artistes photographes sont les champions de cette évanescence du réel – qui échappe, glisse avec le flux de nos perceptions, si quelqu’un ne l’imprime pas pour nous et surtout ne le met pas en relation avec autre chose qui lui donne sens : ici les longues remorques des camions transporteurs rassemblés sur la ligne de départ et la vocifération qui donne le signal. Ce contraste violent entre l’aérien et le poids lourd, fait fond sur l’antagonisme entre liberté et esclavage, mais sur un mode plus complexe car ici dans la vidéo, l’image de la liberté est sous-tendue par celle de la capture ; l’énergie de liberté étant instrumentalisée par les intentions mercantiles du sport colombophile. Haro sur la perversité humaine ou relevé d’une extravagance ?

Le conflit nature-culture, auquel Annelise Ragno fait encore référence, semble dépassé par sa dernière sa vidéo, le « diamant ». En effet le passereau aux couleurs éclatantes pourrait avoir été peint, tant sont vives ses teintes, tant est redessiné son corps par des à-plats de violet, de rouge, de jaune, de vert qui pourraient appartenir à des estampes de Kandinsky ou de Jawlesky. Cet oiseau n’a rien de naturel. Il semble un pur produit d’un magicien versé dans la peinture moderne. On pourrait retourner le vieil apophtegme : la culture rivalise avec la nature en : la nature rivalise avec la culture. A moins que ce soit notre fréquentation de l’art abstrait qui provoque notre admiration et notre stupéfaction ; à moins que ce soit notre amour de l’art qui soit en définitive responsable de la capture de ce joyau.

À la technicisation, l’assujettissement, la domestication de la nature, l’art a sa part également. L’esthétisation des événements, l’artialisation des paysages ruraux ou urbains, la construction des vedute, l’idéalisation du sauvage et la diabolisation de la culture, ou l’inverse, ont contribué au façonnage de notre regard sur la nature, sinon sur la nature elle-même. Et les vidéos de Annelise Ragno y participent, même si la dernière jette le trouble.

On ne plus se situer dans cette tradition romantique où l’art était le chantre de la nature contre la culture, où l’art pensait avoir des affinités électives avec un pur sensible dont le langage, la raison manquaient, par trop de règles, ou qu’ils écrasaient sous leurs lois.
Ce qui ne veut pas dire que la nature n’existe pas mais que nos relations avec elle ne peuvent plus être sur le mode de l’opposition, la domination ou son contraire, la salvation.

L’opposition nature-culture a fait long feu, les colonisations, l’holocauste, les catastrophes humaines et écologiques, la destruction des populations indiennes et amérindiennes, la disparition des espèces animales et végétales ont définitivement condamné la croyance en la domination de la culture sur la nature, mais ont également mis fin au mythe d’une nature pure qu’il faudrait sauver et celui d’une pureté au nom de laquelle, tant d’exactions ont été commises. Les sciences naturelles aussi ont servi de support à l’idée de la supériorité/infériorité des races.

La condamnation de la division de l’esprit et du corps comme celle de la suprématie des êtres humains sur les non humains, la critique de la rationalité mâle, blanche, capitaliste, occidentale, souverainiste, réplicative et reproductive, la mise en question du effets supposés positifs du développement ont considérablement ébranlé la confiance dans la culture comme facteur de progrès et dans la nature comme matière première corvéable à merci ou, au contraire, pure et salvatrice. Les vidéos de Cogitore visibles en ce moment au Bal montrent la dérive des croyances naïves d’un homme, d’une famille qui, partie vivre sur des terres inhabitées à la recherche de relations sincères, vraies, pacifiques avec la nature sauvage. Leur vie en effet est simple, rude, riche d’émotions et d’actions. Quand une autre famille les rejoint pour participer à cette communion primitive, les pionniers deviennent d’affreux fachos, troquant partage, amour, simplicité, générosité contre égoïsme, méfiance, jalousie, haine, paranoïa. Auparavant proches l’une de l’autre, les deux familles deviennent ennemies,  s’épient, s’insultent, se détestent ; le retour à la nature n’est pas un gage de simplicité ni de bonheur.

L’opposition nature/culture a fini de structurer notre européen, occidental, rapport au monde. La domination des sciences dures a été mise à mal par la philosophie, la sociologie, l’anthropologie des sciences qui les ont obligées à s’interroger sur les conditions de production de leurs concepts. Qui fabrique quoi, et comment ? Quels sont les environnements conceptuels de tel ou tel concept, celui de nature notamment ?

Quelles sont les conditions sociales, instrumentales, économiques des études et expériences engagées. Bruno Latour1, Donna Haraway2 ont ramené dans le champ scientifique et philosophique ce qui avait été éliminé, relégué dans la contingence, au nom de l’objectivité. La notion de « savoirs situés » a mis en relief la richesse, pour les approches scientifiques, des différences de points de vue, de sensibilités, incarnées par les genres, les langues, les cultures.

La réflexion s’est portée « par-delà nature et culture »3,  sur une compréhension des interactions des humains et des non humains, non plus séparées mais mélangées et interdépendantes ; elle s’est ouverte (intérêt, soin, partage) sur la diversité des savoirs ethniques, artistiques, chamaniques, oniriques, sur l’hétérogénéité des formes d’existence avec lesquelles les humains ont partie liée (le système de communication et de régénération des arbres par exemple4), elle s’est muée en conscience d’une nécessaire négociation avec les phénomènes dits naturels (recherche d’énergie « propre », jardin en mouvement5, la permaculture, entre autres).

Henry D. Thoreau6 a déjà transmis tout cela dans son Walden qui n’avait rien d’un retour à lature mais accomplissait le simple désir de connaître un ailleurs proche, de faire coïncider connaissance et existence, renouer corps et esprit, réactualiser une intelligence partagée avec les autres non-humains d’être au monde.

Gaëtane Lamarche-Vadel

1 Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, « Armillaire », 1999 ; Enquête sur les modes d’existence : Une anthropologie des modernes, La Découverte, 2012
2 Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York: Routledge, and London: Free Association Books, 1991
3 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Gallimard 2005
4 Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Les arènes, 2017 Gilles Clement, Le Jardin en mouvement, Paris, Pandora, 1991
5 Gilles Clement, Le Jardin en mouvement, Paris, Pandora, 1991, Manifeste du Tiers-paysage, éd. Sujet Objet, mai 2004 (rééd. augmentée chez Sens & Tonka, 2014)
6 Henry D.Thoreau, trad. Brice Matthieussent, Walden le mot et le reste


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

NEW WORLD

8 septembre —
30 septembre 2017

NEW WORLD

Exposition
8 septembre — 30 septembre 2017

> Romain Vicari <

Né en 1990,
Vit et travaille à Paris et au Brésil.

« L’esprit se refuse à concevoir l’esprit sans le corps. » 1

En 1928,Oswald de Andrade (1890-1954) signe le Manifeste anthropophage ; un poème hybride, à la frontière de l’essai, considéré aujourd’hui comme l’un des textes fondateur de la modernité au Brésil. Né à São Paulo, Andrade y défend l’idée que ce qui constitue « socialement », « économiquement » et « philosophiquement » 2 l’identité brésilienne est la pratique anthropophage. Hérité des Tupis – un groupe de tribus amérindiennes installées sur la côte Est du pays, à l’embouchure de l’Amazone –, ce rituel n’a chez eux rien d’un cannibalisme aveugle : c’est au contraire un acte sophistiqué, pour lequel la dévoration de l’ennemi ne représente pas tant une opportunité alimentaire qu’un moyen d’inscrire dans la mémoire de son propre corps, par absorption, les qualités d’un autre ayant été préalablement choisi par la tribu. Par extension, cette volonté d’assimilation est devenue le symbole d’une culture brésilienne hétérogène, qui s’est construite à partir d’influences diverses, greffées aux bifurcations de ses racines indigènes.

S’il est parfois risqué d’analyser une production en fonction des origines de son auteur, il s’avère éclairant de rapprocher cette vitalité métabolique identifiée par Oswald de Andrade au travail de Romain Vicari, artiste italo-brésilien chez qui les phénomènes de digestion sont manifestes. On le percevra tout d’abord dans l’histoire de l’art, et notamment celle des avant-gardes européennes, dont on sent palpiter l’influence dans une ligne, un aplat, un volume évoquant tour à tour René Magritte, Henri Matisse ou Jean Arp. On saura voir, également, derrière l’horizon bigarré de ses sculptures, dans l’effervescence même de leur soulèvement hirsute, la réminiscence d’une végétation tropicale, venant s’agréger aux barres d’acier structurant ses installations. On saisira, enfin, l’intime proximité qui lie cette œuvre au contexte urbain, à la dynamique de métamorphose des villes, ainsi qu’à l’appréhension empirique qu’en fait Romain Vicari, entre collecte d’informations visuelles et récupération de rebuts de toutes sortes. La liste pourrait évidemment s’étendre, elle nous conduirait sans doute à circuler parmi l’élégante légèreté des tissus colorés d’Hélio Oiticica et la brutalité pop d’Urs Fischer, entre les parti-pris iconoclastes de Michael Asher et les tracés énigmatiques des pixadores, ces tagueurs de São Paulo ayant extrait de l’alphabet runique le style crypté de leurs lettrages.

Cependant – et c’est là un point essentiel –, l’entreprise d’identification montrerait rapidement ses limites. Non pas que toutes ces références n’innervent pas, d’une manière ou d’une autre, l’œuvre de Romain Vicari ; mais parce qu’au contraire, prises dans un processus de transmutation perpétuel, elles se combinent et s’enchevêtrent jusqu’à générer une matière nouvelle et singulière qui rendrait toute ambition dissociative, sinon inopérante, pour le moins incomplète. Tout l’enjeu semble ici de dépasser un exercice citationnel qui confèrerait à l’artiste un rôle de « manipulateur de signes » – pour reprendre l’expression que Hal Foster avait employé, à la fin des années 80, à l’égard des appropriationnistes. L’artiste anthropophage bouscule l’assemblage conceptuel en lui préférant une relation empirique aux objets, à l’histoire ou à l’apprentissage. « Contre la Mémoire source de coutume/L’expérience personnelle renouvelée. » 4

Il n’est dès lors plus très étonnant de retrouver des matériaux comme le plâtre, la résine ou le sable entrer dans la composition des environnements érigés par Romain Vicari. Dans leur capacité à capturer les formes, les gestes et les couleurs, ils sont les agents d’un projet de rétention sélective, devenant à leur tour des conglomérats à réemployer, à rediriger, comme les termes d’une syntaxe en permanente reconstruction. Faite de l’alternance de lignes droites et courbes – allégoriques là aussi de cette modernité tropicale, où les cadres prédéterminés se laissent envahir par la dynamique entropique -, l’installation Abajà (dont le titre signifie « collier », en tupi-guarani) fonctionne d’ailleurs comme une phrase sens dessus-dessous, avec ses lettres renversées et sa ponctuation minérale. Conçue pour la galerie Escougnou-Cetraro, il faudrait questionner sa portée à l’orée de l’exposition « Au delà de l’image », qui lui fournit son écrin formel et théorique. Qu’y a-t-il, en effet, dans ce hors-champ matériel que nous dresse Romain Vicari ? On s’aventurera à dire qu’il y a là toute une poétique de soi dans le monde et du monde en soi, dépassant les rationalismes exacerbés, prônant la subjectivité animiste comme alternative aux désastres qu’on nous prédit.

Franck Balland

1 Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage, Blackjack éditions, Paris/Bruxelles, 2011, p. 13.
2 Ibid. p. 9.
3 Hal Foster, Signes de subversion, dans « Recodings: Art, Spectacle, Cultural Politics », Bay Press, Seattle, 1985. Reproduit en français dans « Art en théorie 1900-1990, une anthologie » par Charles Harrison et Paul Wood, Hazan, Paris, 1997, p. 1155.
4 Oswald de Andrade, op. cit., p. 21.

www.romainvicari.com<


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

VORAGO

9 juin —
30 juin 2017

vorago

Exposition
9 juin – 30 juin 2017

> Fiona Lindron <

artiste invitée :

> Julia Kremer <

Situations

« Je rêve aux images élémentaires, aux rêves que d’autres en d’autres situations, d’autres temps et lieux, en des corps différents surtout… ont pu avoir. Leurs images de base, fondements de leur tempérament, répondant à leurs faims, leurs besoins, leurs penchants, si je pouvais les voir… » Henri Michaux, Poteaux d’angles, 1971.

A l’image projetée contre le mur, apparaît le visage d’un homme noir, le regard face caméra vers l’œil qui l’observe. Ce portrait mobile, émergeant aujourd’hui au sein d’une vidéo de l’installation Vorago, rappelle une autre figure, celle d’un homme, le visage sombre et émacié écartant les plantes sur son passage, le regard est tourné vers celui qui le filme et déclare : « Ce pourrait être Oreste ». Dans son Carnet de notes pour une Orestie africaine, Pier Paolo Pasolini, met en scène ses recherches pour adapter l’Orestie dans l’Afrique des années soixante, utilise ainsi le mythe pour toucher à l’actualité géopolitique d’un continent. Fiona Lindron dans Vorago, entame ici le processus inverse. Le réel historique devient le point de départ dont il faut s’abstraire pour rejoindre le mythe. Vorago trouve alors son origine dans la révolte des mineurs espagnols dans les Asturies en 2012, mais au-delà de cette actualité politique c’est l’idée même de révolte qui nourrit le travail de l’artiste. Vorago n’est pas une œuvre documentaire s’il s’agit de toucher objectivement aux faits, d’en conserver les traces les plus exactes. Au contraire Vorago rejoue le questionnement anthropologique en le décalant par l’usage de la fiction. Les éléments de l’installation, les trois vidéos, les volumes ainsi que les deux photographies ont été créés pour faire fiction, c’est-à-dire pour rejouer et par là même, s’approprier les mécanismes de l’évènement réel. Cette référence à la situation première que l’œuvre entend approcher est ici effacée par Fiona Lindron. Décor qui pourrait être cent lieux à la fois, acteurs choisis dans le cercle des rencontres, dialogues absents, tout est ouvert à l’interprétation et porte à l’universalité du mythe.

En exergue de l’installation, au pied de l’escalier qui conduit au déploiement de Vorago dans l’espace d’exposition, Fiona Lindron invite aujourd’hui Julia Kremer. Son œuvre est un trompe l’œil ou plutôt la mise en abîme d’un mur sur le mur d’origine. Un mur peut en cacher un autre, le mur est un motif classique de l’imaginaire guerrier et géopolitique, le mur est un corps social articulé de briques. Julia Kremer utilise la photocopieuse, agrandit à l’infini des images de murs volants en éclats pour en construire un seul, visible dans le temps suspendu de son explosion. Le mur de Julia Kremer joue avec les questions d’échelle, avec ce que l’on voit de près, ce que l’on comprend de loin. Le regard oscille entre l’unité des points formant le grain des images imprimées et la fresque que l’œil englobe si le corps s’éloigne de la surface. Ce passage de l’unité au multiple, de l’individu au corps social, est un ressort de compréhension du politique conçu comme vivre ensemble. Le lien entre le travail de Fiona Lindron et de Julia Kremer est donc étroit. Si pour Vorago, Fiona Lindron a choisi d’embrasser plusieurs médiums, le diptyque photographique est le point évident de ce mouvement de l’individu au collectif. L’artiste place symboliquement en regard une figure ouvrière à celle d’un révolté encagoulé. C’est le basculement d’une position à l’autre qui peut devenir le fil rouge de l’histoire. De même les volumes, évoquent également ce basculement : d’une colline de charbon à un faisceau de fumigènes artisanaux. Comment naît la révolte ? Comment le minier devient-il un insurgé ? Avec Hiberna, Fiona Lindron réalise déjà une fiction sur la résistance en cavale dans les forêts de Sologne, sans que jamais la situation ne soit explicite. Des tireurs en blousons noirs avancent dans la brume, on pense au cinéma des années soixante-dix, Tarkovski, Kubrick, Pasolini en tête. Vidéo présentée en double écran comme des peintures en diptyque,  Hiberna montre des personnages qui tirent face caméra, contre le spectateur. Ces visages isolés en gros plan sont récurrents dans la production de Fiona Lindron, dans Hiberna, dans Vorago, mais aussi dans 520 days, qui relate le voyage de l’artiste sur un thonier des Seychelles. Ces portraits en mouvement, aux regards directs, questionnent le collectif. Il y a d’abord, le groupe humain qui est toujours filmé entre solitude et solidarité. Dans Hiberna, ce sont des résistants qui marchent en forêt d’un pas semblable tout en se visant mutuellement de leurs armes bigarrées. Dans Vorago, ce sont les révoltés muets qui préparent ensemble des cocktails Molotov. Dans 520 days, le sentiment de cohésion de l’équipage s’érode sous l’immense isolement de chacun. L’homme serait-il un loup pour l’homme ? Dans cette extériorité du regard qui filme ou qui regarde le film, c’est aussi l’enjeu du rapport du collectif à celui qui n’en fait pas partie qui se joue. Le spectateur en hors champ est celui qui accompagne, celui qui juge l’action de ceux qui tentent de survivre au sein de la situation. Ainsi le travail vidéo de Fiona Lindron prend toujours place dans l’espace de la salle d’exposition plutôt que dans le dispositif de la salle de cinéma, parce qu’il y a le corps du spectateur. Par sa vision parcellaire incapable d’embrasser tous les écrans du diptyque ou du triptyque, par son déplacement imprévisible, ce corps là compte pour faire œuvre et donc créer une situation, reprenant les implications de la situation historique de départ. Comme dans la vie, chacun est ici engagé, non pas au sens clôt de la militance, du camp que l’on choisit ou pas, mais plutôt au sens sartrien, où tout le monde est embarqué quoiqu’il fasse, où le retrait du monde est encore une manière d’être au monde, où tout un chacun est un fragment du tout. Vorago en latin désigne l’abîme, le tourbillon violent contre lequel on ne peut rien et dans lequel on est vivant, souffrant, prêt à éprouver mille espoirs contraires.

Florence Andoka

Julia Kremer vit et travaille à Bruxelles.

En prenant comme point de départ la photocopie, pour laquelle il suffit (en principe) d’appuyer sur le bouton, Julia Kremer va trouver le moyen d’utiliser tout ce que la machine lui met à disposition pour recomposer par éclatement, une image.

Elle nourrit sa photocopieuse noir et blanc de tout ce qui lui passe sous la main, les matières et les possibles lui semblent inépuisables.

En déchirant, assemblant, scotchant et collant tous les A3 qui sortent de sa photocopieuse, elle construit des images de deux mètres de haut minimum tel des grandes portes ouvertes sur un monde imaginaire composé des restes du nôtre.

Il n’y a pas de machine neutre. Elles produisent toutes des objets qui déterminent notre regard, Julia Kremer utilise la photocopieuse comme un outil de production dont l’histoire administrative devient un prétexte pour nous plonger dans des paysages mystérieux fait de grain et de bruit.


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2017, © Steph Bloch, 2017

IN / LUMIÈRE RÉFLÉCHIE

5 mai —
27 mai 2017

in /lumière réfléchie

Exposition
5 mai — 27 mai 2017

> Elsa Tomkowiak <

«Elsa Tomkowiak entretient avec la couleur un rapport passionnel qui implique son propre corps – vêtements, maquillage – la pratique de la peinture et bien au-delà, une projection dans les espaces environnementaux, qu’ils soient architecturaux ou naturels.

Elle réinvente ses agencements chromatiques, au mépris de tous les dogmes et de tous les traités que l’on a cru bon d’instaurer au fil des âges. Elle recrée elle-même ses codes pour atteindre les harmonies et les dysharmonies qui lui sont propres.

Ses modes de création excèdent largement la pratique du tableau, de la peinture, de la sculpture. Tous les médiums possibles sont convoqués pour restructurer un espace par la couleur. Mais quelle que soit la nature du support qu’elle emprunte, c’est ce qu’elle définit elle-même comme la strate qui constitue prioritairement son moyen de composition.

C’est en effet par l’accumulation de surfaces planes qu’elle crée ses volumes. La composition colorée est ainsi réalisée par successions d’aplats. Technique que l’on pourrait rapprocher de celle du peintre qui enduit au couteau la surface d’un tableau par placages successifs. Mais justement, Elsa Tomkowiak refuse l’illusionnisme du tableau. Il lui faut vraiment, concrètement avancer dans l’espace.

Le terme de strate s’apparente au domaine de la tectonique, avec ce que cette idée comporte de chaotique et de dynamique à la fois. La strate lui permet de composer physiquement dans le vide, comme les ondes successives d’une improvisation musicale finissent par faire corps. Le volume, proliférant à la manière des madrépores, semble s’auto constituer, se concrétise et se densifie tout en se déployant. Ce mode de progression par couches et scansions impulse dans l’oeuvre une qualité rythmique qui s’associe au jeu chromatique.

Si l’artiste est le plus souvent attirée par les lieux en déréliction, c’est parce qu’ils constituent des aires dans lesquelles la couleur peut s’expanser hors de toute contrainte formelle et fusionner avec leur désordre, dans une saine et salutaire exubérance qui leur réinsuffle la vie. Mais c’est aussi pour mettre en prise directe la peinture – comprise indissociablement comme projection mentale et dépense physique – et la réalité tangible et prosaïque dans laquelle nous évoluons. Mettre en phase l’art et le réel.

L’activité créatrice d’Elsa Tomkowiak est tendue par une pulsion vitale. Dans tous ses travaux on ne peut qu’être impressionné par l’ampleur qu’elle donne à son propos et à ses réalisations.

On la voit gagner les superstructures, envahir les arrière-plans, se propager dans la ruine ou le paysage qu’elle requalifie. Si l’artiste est douée d’une énergie hors du commun ce n’est pas par goût de l’exploit, mais parce que le travail doit être à la mesure des espaces à transformer et que justement, pour elle, la couleur est de l’énergie pure.»

Hubert Besacier

«La pratique de la peinture chez Elsa Tomkowiak est une véritable rencontre entre le geste (une dimension physique), la couleur (à la fois sujet et matériau) et la matière (le pigment, les supports, les outils).
Le résultat de cette rencontre fusionnelle laisse transparaître une énergie, entre joie et violence. L’outil et le geste n’est pas caché au spectateur. Tout est visible»

FRAC des Pays de la Loire

“Mes réalisations sont le fruit d’ experimentations qui empreinte à la dynamique du chaos faisant de notre monde une réalité fragile et improbable. Mes re- cherches sont alimentées par une curiosité tournée vers les forces naturelles, la partie non visible et souterraine de notre réalité, de la tectonique des plaques à la dérive des continents, la stratification (méthaphore du processus de création), les excavations géologiques, les minéraux, ect… qui font la particularité du paysage. Je construis un univers picturale qui à leur instar, semblerai avoir déjà eu une existence…”

Elsa Tomkowiak


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

OPUS INCERTUM

25 mars —
15 avril 2017

Opus incertum

Exposition
25 mars — 15 avril 2017

> Thomas Fontaine <

Les yeux blancs de la guerre

« Si l’on vous rapporte que les champs sont couverts d’herbes, et que ces herbes sont forts hautes, tenez-vous sans cesse sur vos gardes ; veillez continuellement, de peur de quelques surprises » Sun Tzu, L’Art de la guerre

Sans doute la guerre, lorsqu’elle n’empreinte pas les formes technologiques les plus poussées, ni le spectre bactériologique, est-elle affaire de regards : voir l’ennemi, gérer sa progression, déjouer ses stratégies. Si la guerre est celle du regard, elle est aussi celle des formes que l’on perçoit où s’organisent les mouvements des troupes et des chars. De la guerre, Thomas Fontaine conserve les formes, détourne le vocabulaire, fait de la polémologie un ouvroir de création potentielle.

Le sculpteur se dégage de la perspective linéaire du cours de l’histoire, rapproche au sein de son exposition Opus Incertum, la figure de Tyché, déesse vénérée dans la Grèce antique, des sculptures reprenant le matériel des guerres du vingtième siècle et des plans de prison conçus dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Hérisson tchèque, dent de dragon, les obstacles antichar sont des polyèdres. Réduits, réalisés dans diverses pierres calcaires colorées, ils deviennent des sculptures géométriques et épurées, présentées dans l’espace sur un socle en bois, à hauteur du regard. On pense ici à la rigueur de la sculpture brutaliste.

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » pouvait-on lire sur le fronton de l’Académie platonicienne. Une forme dans la philosophie platonicienne est une idée, la saisie des formes dans la matière sensible est l’enjeu de la quête philosophique. L’oeuvre de Thomas Fontaine ne pointe donc pas la guerre dans ses multiples manifestations historiques, mais la guerre en tant que phénomène humain où se manifeste la pensée. Une danse, où s’enlacent la vie et la mort, la guerre pense par des formes qui sont l’expression d’une violence politique. Ce sont les hommes, leurs forces, leurs pulsions, leur capacité à former une masse que le stratège manipule.

La violence peut aussi être à l’oeuvre dans la cité en paix, où le mur devient motif à réflexions, forme composite, semblable à un faisceau où se lient des éléments disparates pour former un objet symbole de puissance. L’Opus Incertum, titre de l’exposition, est un mur composé d’éléments hétéroclites aux contours irréguliers, comme autant d’individus formant un corps social et guerrier. Au mur, dans une typographie rappelant à la fois l’univers militaire et carcéral, figure une citation en anglais de Walden, ou la Vie dans les bois, où Thoreau reprend Ovide :
« D’où la race au coeur dur, souffrant peine et souci. Preuve que de la pierre nos corps ont la nature »

Souffrance du corps social, oppression du collectif, en se référant à Thoreau, et à son expérience de retraite, où l’homme quitte la cité pour ériger sa propre maison, construire ses propres murs, Thomas Fontaine soulève, au sein d’Opus Incertum, la possibilité d’une échappatoire. Le mur incertain pourrait-il être franchi ? Un mur est aussi une entrave au mouvement du regard, une forme qui lui fait obstacle.

Au centre de l’installation de Thomas Fontaine, sont disposés des objets doubles et ambigus, lisses et finement gravés sur le dessus, bruts et irréguliers au dessous. Ce sont des pierres noires, en marbre, sur lesquelles sont gravées le plan d’un panoptique, architecture carcérale née au dix-huitième siècle. La visibilité y est poussée à l’extrême, ce qui permettra à Foucault de théoriser le panoptisme en tant que symptôme de la société de contrôle. Voici que l’on peut voir sans être vu, ou plutôt que l’on vit avec le sentiment permanent d’être observé.

Système paranoïaque, le panoptique est le coeur d’Opus Incertum. Le regard qui nous domine et nous suit n’est pourtant pas celui d’un directeur de prison, d’un chef d’état, d’un père autoritaire ou autre représentant de l’ordre.
Entre la raison intelligible et l’informité du chaos, Thomas Fontaine a choisi la déesse grecque Tyché pour dominer la scène. Cinq visages de la divinité, issus de la sculpture antique ont été photographiés et affichés au mur. Une fine pellicule brillante les recouvre, et rappelle les militants les plus radicaux d’autrefois qui mêlaient à la colle de leurs affiches des bris de verre pour que celui qui aurait voulu les arracher pour les faire taire, déchire la peau tendre de ses doigts. Thomas Fontaine, de cette histoire, a conservé le geste plastique et sa violence symbolique. Tyché, couronnée des fortifications des cités qu’elle protège, est la fortune, le hasard, la chance, la prédestination.
Gueule cassée, regard blanc dépourvu de pupille, l’usure de la pierre a défiguré l’arrondi de sa face. Tyché est aveugle comme nous le sommes à notre destin.

Florence Andoka, mars 2017


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

HERBE AUX PERRUCHES (ASCLEPIAS SYRIACA)

9 mars —
31 mars 2018

HERBE AUX PERRUCHES (ASCLEPIAS SYRIACA)

Exposition
9 – 31 mars 2018

> Frédéric Houvert <

“Contre la lassitude

Frédéric Houvert est un poète. Ça pourrait être une espèce de vanne, mais c’est un peu l’image que je me fais de son travail. Pourtant, je déteste absolument qu’on emploie le mot “poète” – et l’adjectif “poétique” – à propos d’autre chose que de poésie à proprement parler. C’est une de mes obsessions, et je mépriserais aussitôt quiconque ferait cette erreur à ma place. Mais je comprends maintenant qu’il n’y a pas d’autres mots pour désigner sa nature d’artiste : les peintures, sculptures et photographies qu’il produit ont une qualité “poétique” indéniable (je vais crever si j’emploie encore ce mot).

Depuis des années, il se sert des mêmes pochoirs en carton de formes végétales épurées – un peu comme s’il les avait découpé directement dans les dessins de plantes d’Ellsworth Kelly. Au départ, le résultat était assez décoratif, à la frontière de l’univers du papier peint ou de l’ornement, mais avec déjà une qualité picturale qui le faisait clairement basculer du coté de la peinture : couleurs imprégnées dans la toile non apprêtée, coulures, reliefs, recouvrements… Ces effets de style Painterly venaient redoubler l’aspect séduisant de ces motifs. Et c’était peut-être le seul défaut de ce travail : celui de faire du tableau une forme de sur-décoration (étant entendu que l’expressionnisme abstrait et ses signes extérieurs d’authenticité font depuis longtemps déjà partie du décors).
Un défaut peut devenir une qualité, tous les sites de rencontres le disent. En répétant les mêmes gestes, avec les mêmes outils, en déclinant les mêmes gammes chromatiques, Frédéric Houvert a fini par mener ses tableaux vers un équilibre subtil. Les éléments végétaux se sont dissous dans des variations de gris et de noir, dans la lumière de teintes colorées presque blanches (parfois rehaussées de peinture argentée ou cuivrée), ou se sont à l’inverse détachés plus nettement du fond par contraste. Ce que nous voyons nous apparaît désormais instable et changeant, éblouissant ou imperceptible, comme des formes qu’on devinerait à travers un rideau ou des ombres portées à la surface de la toile. Ce travail contemplatif – associé à une espèce de narcissisme pictural très maitrisé – procure un vrai bonheur à son spectateur : celui de revivre par le regard le plaisir de l’artiste à laisser la peinture se faire, lentement, jusqu’au point où elle semble s’arrêter dans une forme – qui n’est qu’une pose choisie dans un nombre infini d’apparences possibles.

A ce moment de sa carrière, la préciosité froide des tableaux de Frédéric Houvert me paraît retarder la réception de son travail. Certes, cette qualité le tient à l’abri du cynisme et de l’opportunisme qui ont accompagné le revival de la peinture sur le marché de l’art, mais je crois qu’elle conduit aussi un bon nombre de ses spectateurs à le sous-évaluer (au nom – comme toujours depuis le procès de Whistler en 1878 – du formalisme invoqué pour discréditer toute œuvre ne semblant pas traiter de “véritable” sujet). Dans un sens, on pourrait reprendre la formule de Ruskin à l’encontre de Whistler pour décrire littéralement la facture de certains tableaux de Frédéric Houvert, pas gêné de nous jeter “un pot de peinture à la figure”. Car Frédéric Houvert  utilise réellement de la peinture en pot, de celle qu’on achète pour la décoration d’intérieur et dont les teintes s’accordent aux plantes vertes, aux meubles design et aux œuvres d’art contemporain. Les couleurs en question sont délicates mais pas des plus plaisantes. Elles sont souvent appliquées ton sur ton, à la limite de la monochromie, ou au contraire dans un jeu de clair-obscur, le plus souvent sur des formats verticaux (grands ou petits, quelquefois carrés, et plus rarement de grands formats horizontaux). Elles portent des noms qui font voyager (Kerguelen, Istanbul, Morzine, Crimée) et qu’on retrouvera dans les titres des œuvres, parfois associés à celui de la plante figurée au pochoir (du genre : Lolium Morzine, ou Laurus IstanbulG). Ailleurs, de la peinture appliquée à la bombe viendra projeter l’image floue de feuilles de palmier, à moins qu’il s’agisse d’une fougère ou d’une Monstera quelconque (je n’y connais rien et je n’ai pas la main verte, contrairement à Frédéric, qui lit aussi des magazines sur les aquariums – ça vaut le coup de le préciser). Il est difficile de distinguer les tableaux les uns des autres. De ce que je sais, beaucoup ont disparus, ont été dégrafés et roulés ou simplement détruits.

Cette nature éphémère, on la trouve également dans les sculptures, photographies et dessins qu’il réalise. En réalité, bien qu’il semble soucieux des catégories traditionnelles de l’art à travers ces dénominations, chacune de ces pratiques renvoie directement à l’autre : les sculptures sont presque toutes des objets abstraits à demi peints (Jupiter ou Platane), les photographies sont des sculptures “trouvées” ou des mises en scène de sculptures dans un milieu naturel (Au commencement), et les “dessins” sont plus clairement des peintures sur papier. Dans Féroé, il photographie sur une plage une structure de pilotis en bois blanc évoquant un squelette post-apocalyptique de la Villa Savoye, un peu à la manière dont le buste de la Statue de la Liberté surgit du sable à la fin de La planète des singes (celui de 1968). Une apparition fantomatique qui rejoint l’esthétique de ses peintures de plantes, adoptant une forme de passivité qui tranche avec le dogme de l’efficacité en peinture, comme le temps végétal se distingue du temps animal (c’est justement dans ses œuvres sur papier, plus vite réalisées, qu’on trouve quelques animaux : serpents, oiseaux ou poissons). Et c’est peut-être cette temporalité mouvante qui fait toute la poésie* de l’œuvre de Frédéric Houvert, ce flou artistique qui entoure sa pratique et dont lui même s’amuse, en prenant soin de dissiper la ligne qui sépare la naïveté du romantisme, la décoration de la beauté.

Les œuvres d’art ne poussent pas dans les salles d’exposition, mais elles devraient en donner l’illusion. A plusieurs reprises, Frédéric Houvert a tenté cette métaphore horticole ; dans l’élaboration d’un dispositif d’exposition à base de tasseaux de bois et de bâche plastique transparente (Serres), ou dans les sculptures Greffe et Herbier (un “tuteur” peint greffé à une souche d’arbre et des répliques en porcelaine de ses pochoirs végétaux présentés sur un socle vitré). Pour son intervention à Vortex, il voulait au départ réaliser une sorte de volière. Il a abandonné l’idée, mais sa manière d’envisager l’exposition comme un environnement reste présente dans le titre : Herbe aux perruches (Asclepias syriaca). Cette mauvaise herbe tient son nom de la forme de ses fruits, qui font penser – de manière assez saisissante – à des perruches. On les place à proximité des fontaines ou sur les bords d’un verre, car ils donnent l’impression d’oiseaux se désaltérant. Les œuvres de Frédéric Houvert sont un peu les « perruches » de ces jardins : les caisses de transport ou les pochoirs deviennent des sculptures, les tableaux sont comme des miroirs reflétant une végétation absente. Le spectateur se laisse prendre dans ce filet d’analogies végétales et animales.

En tant qu’artiste, je me suis toujours demandé comment Frédéric faisait pour ne pas se lasser de ces thématiques. Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je comprends en regardant sa peinture et ses autres réalisations que leur temporalité est différente de celles qu’on a l’habitude de voir, que son œuvre croît lentement en elle-même, que des causes identiques produisent un nombre infini de conséquences. Que l’art, dans sa plénitude, rejoint la beauté de ces choses dont on ne se lassera jamais : les miroitements du soleil sur la mer, la course des nuages dans le ciel, la surprise de la première neige tombée sur la ville…

* (Je suis mort)”

Hugo Pernet


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2018

ORBIS

7 octobre —
29 octobre 2016

ORBIS

Exposition
7 octobre — 27 octobre 2016

> Cécile Beau <
> Nicolas Montgermont <

Cécile Beau s’intéresse aux phénomènes trop lents ou trop discrets pour l’échelle de temps humaine. Composée d’installations où le son, l’image et l’objet entretiennent des rapports étroits et multiples, elle arpente le réel pour s’approvisionner en fragments de nature qu’elle fusionne de sorte que naissent d’étranges hybrides. Ses dispositifs révèlent souvent dans leur apparente banalité des anomalies, des absences, des espaces suspendus ou des environnements fictionnels.
Cécile Beau est née en 1978 et vit à Paris. Elle est diplômée des Beaux-Arts de Tarbes en 2001, de Marseille en 2003 puis du Fresnoy en 2008. Lauréate 2011 du Prix Découverte des Amis du Palais de Tokyo, Cécile Beau a réalisé de nombreuses résidences, expositions personnelles et collectives en France et à l’étranger. Une de ses pièces a été acquise par le Frac Centre ainsi que Bordeaux Métropole pour une commande publique avec Nicolas Montgermont sur la station de tramway de Blanquefort.

Nicolas Montgermont explore la physicalité des ondes sous ses différentes formes. Il s’intéresse à la réalité des ondes dans l’espace, à la manière dont elles se déplacent et se transforment, aux liens entre une source et notre perception en concevant des dispositifs qui créent une exploration sensible de leur essence poétique. Il travaille les ondes sonores principalement à travers les vibrations des matériaux et leurs propagations, les ondes électromagnétiques naturelles et artificielles sous la forme de paysages radios, les énergies gravitationnelles et sidérales à travers le double prisme astronomie / astrologie. Il réalise des installations, souvent en collaboration avec Cécile Beau et anciennement dans le collectif Art of Failure, dans lesquelles le temps a une importance particulière qui permet de s’approprier de manière intime ces matières et énergies, il est également actif dans le domaine de la performance audiovisuelle avec chdh et dans la musique improvisée dans BCK et Yi King Operators. Il a publié plusieurs éditions chez Art Kill Art. Ses projets sont montrés dans de nombreux centres d’art en Europe et ailleurs (Club Transmediale, Elektra, MusikProtokoll, Fondation Vasarely, Palais de Tokyo, WRO, iMAL, PixelACHE, Le Magasin, Ars Electronica …) .

Depuis 2012, Cécile Beau et Nicolas Montgermont réalisent des projets rendant sensible les propriétés physiques de notre environnement. L’utilisation du son dans leurs travaux propose à la fois une durée d’attention et une immersion où le temps, voir l’espace/temps, sont des notions récurrentes ; d’installations révélant les ondes électromagnétiques présentes dans un espace (Radiographie) à la proposition de vivre en boucle un événement sismique survenu il y a quelques années de l’autre coté du globe (Sillage), de l’allégorie d’une galaxie en formation par la rotation imperceptiblement lente d’une matière (Cosmogonie) à l’expérience ressentie à l’arrivée d’un train par sa vibration sur un rail-sculpture détournée (Traversée), ils croisent leurs compétences et sensibilités afin de proposer une approche artistique aux méthodes proches du scientifique, qui décortiquent, décryptent et expérimentent des phénomènes souvent invisibles et immatériaux.
L’exposition Orbis est composée de deux oeuvres qui explorent les liens entre astrologie et astronomie, astrophysique et mystique – en s’inspirant des pratiques anciennes d’étude de l’univers. En mélangeant des notions à l’intersection entre ces domaines, Orbis propose de porter un regard sur les connexions qui existent entre ces disciplines, intimement associées jusqu’au XIXème siècle.
Ellipses est une retranscription de l’harmonie des sphères selon la définition proposée par l’astrophysicien Johannes Kepler (XVIème s.) dans Harmonices Mundi. Il s’agit d’un concept ancien où chaque astre du système solaire produit une note en fonction de sa position dans l’espace et de sa vitesse de rotation autour du soleil. L’ensemble crée une harmonie universelle qui évolue lentement avec les mouvements célestes.
Dans Ellipses, les orbites des planètes, planètes naines et principales comètes du système solaire sont gravées sur une surface au sol. La position actuelle de chaque astre et la note correspondante sont vidéoprojetées sur leurs orbites. Le son associé à chaque astre est une fréquence quasi pure diffusée dans l’espace d’exposition en fonction de sa position dans le système solaire. Cet ensemble crée une harmonie qui évolue lentement en continu en fonction du parcours des astres. De ces mouvements immuables et pourtant quasi imperceptibles à notre échelle se compose la partition d’une musique des sphères retranscrite en temps réel. Le spectateur peut ici se déplacer sur cette structure pour expérimenter un accord unique correspondant à l’instant présent.
Meteors Ascendances est une série de cyanotypes représentants des thèmes astraux d’impacts de météorites. Ces thèmes sont dit sidéraux car ils ont la particularité d’être un mélange entre la terminologie astrologique et les constellations utilisées en astronomie. Procédé photographique du début du XXème siècle obtenue par l’exposition d’un mélange photosensible à des UV, le cyanotype est employé ici pour dresser une cartographie du ciel au moment de l’impact. Course d’un astéroïde et rayonnement ultraviolet solaire suivent une même trajectoire vers la terre pour s’illustrer dans ces graphismes. Le positionnement des constellations et planètes est ainsi schématisé, proposant une analyse entre examen scientifique et perception métaphysique.

Cécile Beau & Nicolas Montgermont


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2016

LE COMMUN DES IMMORTELS

09 octobre —
1er novembre 2015

LE COMMUN DES IMMORTELS

Exposition
9 octobre — 1er novembre 2015

> Aurore-Caroline Marty <

Née en 1985,
vit et travaille à Dijon.

Diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Art de Dijon en 2010, Aurore-Caroline Marty travaille la sculpture et l’installation comme un décor. Son travail plastique questionne l’abstraction géométrique et s’inspire souvent de la flore ou de l’architecture. Formes simples et matières courantes mettent notre monde en perspective. C’est dans la déconstruction architecturale que s’incarnent ses pièces, traversées par des inspirations diverses: art déco, brutalistes, minimalistes…

Entre les matériaux faussement clinquants et véritablement pauvres, les supports devenus pièces, les couleurs devenues formes et inversement, un échange tangible s’opère.

> www.aurorecarolinemarty.com <

AUX ESCALIERS
QUI NE MÈNENT NULLE PART

Comment susciter le sentiment de la présence? Géométriques, mais faussement minimales, les pièces d’Aurore-Caroline Marty se composent de volumes construits puis agencés. L’analyse du vide entre les modules et au creux de chaque forme permettrait sans doute de choisir entre sculpture et installation. Pourtant, cet entre-deux toujours présent apparaît comme un trait de l’œuvre. L’artiste qui travaille aux côtés de Marc Camille Chaimowicz, a développé ainsi son goût pour les environnements. Les possibilités d’agencement des formes dans l’espace sont infinies, mais souvent les volumes fonctionnent en binôme, comme deux états du matériau. The island se déploie en trois temps, en trois formes successives, qui pourtant cohabitent et engendrent un espace cohérent. Il y a le linoléum rosâtre qui recouvre le sol, puis le voici façonné en une étrange fleur géométrique posée sur le plancher, enfin la matière plissée est suspendue sur une tige de bois. Entre les volumes, s’instaure le jeu des correspondances visuelles. Ce procédé anime également les pièces Lily et Black Furnitures. Tout rappelle alors que le temps est de l’espace, et qu’il s’agit pour l’artiste de donne une étendue au récit.

Sans doute les volumes d’Aurore-Caroline Marty relèvent-ils aussi de l’architecture. Aux murs érigés, doit répondre le flux du vivant. Mais à quels corps se destinent ces espaces désertés? L’escalier incitant à l’ascension vers le vide est un motif récurrent de l’œuvre. Dans The Mirage, le matériau se fait piège, l’escalier est en mousse, impraticable, pliant sous le poids de celui qui se risquerait à l’ascension. Voici que l’univers tout entier se révèle fallacieux, porté par des matériaux populaires comme le linoléum, l’adhésif imprimé, le polystyrène, le formica, et enrichi d’objets de pacotille chinés à l’envie. Les nobles matériaux de la sculpture antique ont été remplacés par des textures populaires et donc pop. C’est le syncrétisme des sous-cultures qui hantent la création et l’apport de ces matériaux moins usités de l’histoire de l’art qui invite au renouvellement formel. De l’inédit de la matière advient celui de la forme. Vénus, n’est plus celle de Botticelli, le coquillage est devenu fleur de carton ondulé, matière périssable rejouant un drame immuable. La légèreté apparente est de mise, on se rit de cette fête éternelle, des cotillons tapageurs qui nous emportent mais laissent l’amertume sur les lèvres. Le décalage entre le titre et ce qui est donné à voir, relève du witz, parce qu’il crée une attente déçue puis détournée vers un aspect inattendu de l’époque. L’enchantement dérisoire est sans cesse reconduit, et même approfondi parce qu’Aurore-Caroline Marty cherche inlassablement de nouvelles matières, s’éloignent toujours plus de l’abstraction géométrique, au profit de tout ce qui pourrait s’apparenter au mauvais goût du jour. En ce sens le travail de l’artiste est politique, il est situé, joue avec la culture de masse, n’hésite pas à faire du beau avec du beauf, faisant d’une frite de piscine la colonne d’un temple grec.

À quoi ressemblaient les cratères foulés par Neil Armstrong le 21 juillet 1969? La tension entre le titre et l’œuvre déclenche la pulsion narrative. Atomic moon se compose d’une kyrielle de masses brunes aux formes accidentées. Ces rochers synthétiques se déploient au sol et dessinent une lune chaotique. Il semble qu’Aurore-Caroline Marty érige des scènes où se joue un drame invisible. Totem, The Last Gate, Venus, sont autant de décors dépourvus de présence humaine. D’autres volumes sont pleins, presque fermés, hostiles au vide qui les entoure. Genesis ou encore You’re the one, semblent être des piédestaux sans objet à rehausser. L’artiste se concentre sur le podium, rejoue ainsi l’histoire de la sculpture et de son socle, poursuivant la longue perspective qui s’étend de Constantin Brancusi à Raphaël Zarka. L’éclipse de la chair est frappante pourtant le sentiment d’une gloire fantôme triomphe. Toujours le socle est un podium qui propulse l’objet porté vers les cieux étoilés de la gloire. Partout brillent les ors, les paillettes bleues électriques, les guirlandes moirées. Starlettes d’aujourd’hui et divinités d’autrefois ont disparu, tandis que le regard butte sur leur absence. Dans In the lime light, les projecteurs n’émettent plus de lumière parce qu’ils ont été remplacés par des fétiches de bois. L’œuvre d’Aurore-Caroline Marty est un cinéma intérieur, où la main de l’artiste laisse une trace analogue à l’activité de l’inconscient dans la rêverie. Les matériaux portent toujours les marques de l’intervention de l’artiste qui les façonne. L’auteur y voit une forme de «dirty sculpture». Du scotch ou des plis irréguliers dans l’épaisseur du papier Kraft, Aurore-Caroline Marty ne s’évertue pas à effacer ces empreintes, elle leurs permet ainsi d’être signifiantes. La main à l’œuvre cherche la transcendance, délivre son désir dans son geste imparfait, rappelle qu’elle se dispense souvent du secours de la machine. Les matériaux pauvres, recouverts d’or fallacieux, trahissent un monde sans gloire qui cherche la grandeur, une terre sans dieu qui pleure son idole. L’œuvre de Aurore-Caroline Marty chante sur une note ironique et désespérée le pessimisme de l’époque actuelle.

— Florence Andoka

«To reveal art and to conceal the artist is art’s aim.»
Oscar Wilde

Cette phrase de la préface du Portrait de Dorian Gray nous inspire la question suivante: que révèle l’art d’Aurore-Caroline Marty et que cache-t-il de l’artiste.
En tant qu’artiste Aurore-Caroline Marty crée des dispositifs. Ils contiennent un facteur technique ou bien, comme le définit Michel Foucault, un réseau qui lie des éléments. Un exemple de dispositif est le panoptique, la fameuse prison de Jérémy Bentham, dans laquelle une seule personne peut surveiller l’ensemble des prisonniers. Le Panoptique a pour but «d’assurer le fonctionnement automatique du pouvoir [1]». La fonction primaire des dispositifs d’Aurore-Caroline Marty est de montrer. À l’inverse du panoptique de Bentham dont le gardien voit tout d’un coup d’œil, le spectateur voit dans les œuvres comme The Last Gate ou Totem un dispositif qui a la fonction de montrer sans que l’on ne voit rien. Ce dispositif est constitué de socles qui mettent en valeur le vide. Bertrand Lavier crée des objets soclés, Aurore-Caroline Marty construit des socles sans objets. Même si ces socles montrent quelque chose, c’est uniquement pour faire diversion, pour mieux camoufler un vide béant, ce vide qui nous entoure, prêt à nous happer à chaque moment. Cette proposition artistique exprime ainsi une préoccupation principale de notre société de divertissement qui est de mettre en avant ce qui n’a pas d’intérêt. Le pouvoir de représentation est plus important que son contenu.

Ces œuvres posent aussi trois problématiques, autour desquelles Aurore-Carole Marty développe son travail. Le problème psychologique lié à l’ambivalence entre le faire apparaître et disparaître que Sigmund Freud a observé dans le jeu du fort-da, le problème épistémologique exprimé par la question: rêvons-nous ou existons nous, et le problème métaphysique de savoir s’il existe autre chose en dehors du monde visible et de nous-même. Ainsi dans ses œuvres ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt mais c’est le socle qui cache la sculpture. S’agit il de nous faire voir le «rien à voir / rien avoir» ou tout simplement d’un autre divertissement? On est tenté de répondre que ces dispositifs ont pour but de suspendre le jugement au sens positif que donnait les Sceptiques à l’époché, ou la suspension du jugement pour atteindre la paix de l’âme.

Des socles qui ne portent rien n’ont pas besoin d’être de marbre. Comme les planches de nos scènes et plateaux télé ou les îles de la télé-réalité de Koh Lanta, mais aussi comme les estrades d’échafauds et de guillotines, ces matières sont des matières pauvres, des matières de camouflage hallucinatoire, qui nous font croire ce qu’elles ne sont pas. Contrairement au marbre peint des sculptures antiques qui imitait la chair pour chanter le pouvoir des héros et des dieux, les imitations de marbres n’ont pas de chanson. En tant qu’imitations, elles imitent en se donnant à voir telles qu’elles sont, pures imitations qui ne font pas semblant. Pourtant, le toc, ce bruit des matériaux factices, est un son de cloche nouveau. Un son de cloche auquel on prête une morale, une morale de pauvre, peut-être une morale cachée, mais une morale certaine.

— Fabian Stech

[1]
Michel Foucault,
Surveiller et punir, Naissance de la prison,
Paris, 1975, p. 202.


> Télécharger le communiqué de presse <


Photographies: © Cécilia Philippe, 2015