Opus incertum

Exposition
25 mars — 15 avril 2017

> Thomas Fontaine <

Les yeux blancs de la guerre

« Si l’on vous rapporte que les champs sont couverts d’herbes, et que ces herbes sont forts hautes, tenez-vous sans cesse sur vos gardes ; veillez continuellement, de peur de quelques surprises » Sun Tzu, L’Art de la guerre

Sans doute la guerre, lorsqu’elle n’empreinte pas les formes technologiques les plus poussées, ni le spectre bactériologique, est-elle affaire de regards : voir l’ennemi, gérer sa progression, déjouer ses stratégies. Si la guerre est celle du regard, elle est aussi celle des formes que l’on perçoit où s’organisent les mouvements des troupes et des chars. De la guerre, Thomas Fontaine conserve les formes, détourne le vocabulaire, fait de la polémologie un ouvroir de création potentielle.

Le sculpteur se dégage de la perspective linéaire du cours de l’histoire, rapproche au sein de son exposition Opus Incertum, la figure de Tyché, déesse vénérée dans la Grèce antique, des sculptures reprenant le matériel des guerres du vingtième siècle et des plans de prison conçus dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Hérisson tchèque, dent de dragon, les obstacles antichar sont des polyèdres. Réduits, réalisés dans diverses pierres calcaires colorées, ils deviennent des sculptures géométriques et épurées, présentées dans l’espace sur un socle en bois, à hauteur du regard. On pense ici à la rigueur de la sculpture brutaliste.

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » pouvait-on lire sur le fronton de l’Académie platonicienne. Une forme dans la philosophie platonicienne est une idée, la saisie des formes dans la matière sensible est l’enjeu de la quête philosophique. L’oeuvre de Thomas Fontaine ne pointe donc pas la guerre dans ses multiples manifestations historiques, mais la guerre en tant que phénomène humain où se manifeste la pensée. Une danse, où s’enlacent la vie et la mort, la guerre pense par des formes qui sont l’expression d’une violence politique. Ce sont les hommes, leurs forces, leurs pulsions, leur capacité à former une masse que le stratège manipule.

La violence peut aussi être à l’oeuvre dans la cité en paix, où le mur devient motif à réflexions, forme composite, semblable à un faisceau où se lient des éléments disparates pour former un objet symbole de puissance. L’Opus Incertum, titre de l’exposition, est un mur composé d’éléments hétéroclites aux contours irréguliers, comme autant d’individus formant un corps social et guerrier. Au mur, dans une typographie rappelant à la fois l’univers militaire et carcéral, figure une citation en anglais de Walden, ou la Vie dans les bois, où Thoreau reprend Ovide :
« D’où la race au coeur dur, souffrant peine et souci. Preuve que de la pierre nos corps ont la nature »

Souffrance du corps social, oppression du collectif, en se référant à Thoreau, et à son expérience de retraite, où l’homme quitte la cité pour ériger sa propre maison, construire ses propres murs, Thomas Fontaine soulève, au sein d’Opus Incertum, la possibilité d’une échappatoire. Le mur incertain pourrait-il être franchi ? Un mur est aussi une entrave au mouvement du regard, une forme qui lui fait obstacle.

Au centre de l’installation de Thomas Fontaine, sont disposés des objets doubles et ambigus, lisses et finement gravés sur le dessus, bruts et irréguliers au dessous. Ce sont des pierres noires, en marbre, sur lesquelles sont gravées le plan d’un panoptique, architecture carcérale née au dix-huitième siècle. La visibilité y est poussée à l’extrême, ce qui permettra à Foucault de théoriser le panoptisme en tant que symptôme de la société de contrôle. Voici que l’on peut voir sans être vu, ou plutôt que l’on vit avec le sentiment permanent d’être observé.

Système paranoïaque, le panoptique est le coeur d’Opus Incertum. Le regard qui nous domine et nous suit n’est pourtant pas celui d’un directeur de prison, d’un chef d’état, d’un père autoritaire ou autre représentant de l’ordre.
Entre la raison intelligible et l’informité du chaos, Thomas Fontaine a choisi la déesse grecque Tyché pour dominer la scène. Cinq visages de la divinité, issus de la sculpture antique ont été photographiés et affichés au mur. Une fine pellicule brillante les recouvre, et rappelle les militants les plus radicaux d’autrefois qui mêlaient à la colle de leurs affiches des bris de verre pour que celui qui aurait voulu les arracher pour les faire taire, déchire la peau tendre de ses doigts. Thomas Fontaine, de cette histoire, a conservé le geste plastique et sa violence symbolique. Tyché, couronnée des fortifications des cités qu’elle protège, est la fortune, le hasard, la chance, la prédestination.
Gueule cassée, regard blanc dépourvu de pupille, l’usure de la pierre a défiguré l’arrondi de sa face. Tyché est aveugle comme nous le sommes à notre destin.

Florence Andoka, mars 2017


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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017