LEVER LES YEUX

13 octobre —
11 novembre 2017

LEVER LES YEUX

Exposition
13 octobre – 11 novembre 2017

> Annelise Ragno <

“l’épreuve du voir”

Une forêt dont les arbres bougent au gré de mouvements imprévisibles. Un homme qui imite le sifflement d’oiseaux. Des troncs d’arbres marqués d’un signe coloré. Un oiseau au plumage polychrome qui tourne dans tous les sens. Un soudain lâcher de pigeons. Après avoir réalisé toutes sortes de films, notamment de figures sportives et animales, visant à capter des détails inscrits dans toutes sortes de gestes, de regards ou de respirations, Annelise Ragno a choisi de s’intéresser au monde de la nature.  D’un motif à l’autre, ce qui compte est la chose filmée et le point de vue qu’elle nous donne à réfléchir sur la nature ontologique de ce mode d’expression qu’est la vidéo.

L’art vidéographique d’Annelise Ragno est requis par un souci de construction et de tension que corrobore une forme de grammaire visuelle d’une extrême rigueur fondée sur un certain nombre de critères récurrents quel que soit le sujet qu’elle aborde. Il lui plaît le plus souvent de le donner à voir de manière fragmentaire de sorte que l’image est volontiers tronquée , obligeant le regardeur à la poursuivre mentalement au-delà même du plan projeté. Cette façon de filmer l’assure tout à la fois de projeter celui-ci dans le champ iconique, le soumettant à l’exercice d’une proximité. Tout en invitant le regard à se concentrer sur chacune des pièces présentées, le soin qu’elle prend par ailleurs à penser leur mise en espace dans une configuration qui les fait dialoguer contribue en quelque sorte à animer l’espace de leur projection. Ce ressenti est d’autant plus fort qu’Annelise Ragno choisit de jouer de différentes échelles entre ces projections, tout en les dispatchant dans l’espace de sorte qu’elles apparaissent, voire surgissent tout à la fois ensemble et individuellement.

Ici, Annelise Ragno capte en plan fixe le balancement naturel et inégal des arbres d’une forêt dont certains chutent sous l’effet d’on ne sait quelle action hors champ. L’artiste s’applique à ne rien révéler de la cause pour ne nous offrir à voir que la conséquence. Coutumière de ce type de process, elle crée de la sorte une situation qui interroge le réel jusque dans ses arcanes les plus troublants. Comme il en est, par ailleurs, de ces deux biches qu’elle saisit à l’orée d’un bois, figées comme dans un arrêt sur image qui s’éternise,  strictement placées en symétrie verticale de part et d’autre du plan qui les cadre. Le mur végétal sur le fond duquel elle les a filmées envahissant la totalité du champ iconique, les bêtes sauvages paraissent miniatures à ce point même qu’on les prend volontiers pour de petits sujets factices, rapportés en dedans.

La tentation de la peinture  trouve chez Annelise Ragno à s’exprimer dans deux vidéos qui se font somme toute écho : d’une part, les arbres marqués d’un signe peint qui compose une sorte de cabalistique minimaliste à la signification mystérieuse ; d’autre part, l’oiseau filmé en plan rapproché sur un fond immaculé qui renforce l’éclat de ses couleurs arc-en-ciel. Dans l’un et l’autre cas, elle s’attache comme toujours à restituer quelque chose d’une réalité concrète tout en la mettant en image suivant des modalités de filmage et de montage qui la biaise. Annelise Ragno cultive l’ambigu et le surprenant.

Le film qui réfère à un concours de lâcher de pigeons sous-tend une forme de tension par la brutalité inattendue de l’échappée des volatiles et le vacarme qu’ils occasionnent en opposition avec la lourdeur massive et silencieuse des camions d’où ils sortent. De même, l’artiste joue de l’idée de leurre dans la vidéo de l’homme sifflant comme un oiseau si bien qu’on ne peut plus faire la part des chants entre l’humain et l’animal.

Par-delà le contenu de ses vidéos, la démarche de l’artiste relève d’une réflexion sur le statut du regardeur, sur son comportement et sa capacité à l’épreuve du voir. Comment il est à même, par exemple, d’anticiper ce qu’il est en train de visionner. Sa réaction au passage d’un plan à l’autre au rapport de son attente. Sa posture face aux images projetées en fonction de leurs dimensions. Chaque fois, l’artiste semble composer sa vidéo dans le but d’interpeller l’autre à la question de la vue et du point de vue, de le solliciter à repenser son rapport au visible pour qu’il s’applique à en déceler tous les aspects, jusque même ceux qui ne le sont pas. « L’art rend visible », disait Paul Klee. Celui d’Annelise Ragno est engagé dans cette intention. D’où cette sorte d’intemporalité qui le caractérise.

Le refus du narratif  qui caractérise ses films conduit l’artiste aux lisières d’une esthétique abstraite qui n’interdit pas pour autant l’idée d’image figurée. Aussi, c’est dans un entre-deux que son art trouve sa singularité, qu’il gagne sa tension pour ce que tout y est engagé sur un fil : le rythme des plans, leur durée, leur densité, le son, le cadrage et leur mode de projection. Il fut un temps où Annelise Ragno se qualifiait elle-même de « chercheuse d’images », soulignant que l’enjeu de son travail était « d’amener le regard du spectateur vers un autre point de vue. » Sa démarche a gagné en ambiguïté et en énigme pour ce qu’elle vise à instruire toujours plus le regard à sa propre surprise, tout en nous invitant à prendre la mesure d’une nature immuable.

Philippe Piguet

Les remarquables

« Regarde les arbres tomber ! » pourrait se nommer cette vidéo qui montre en boucle des arbres tomber, avec la brutalité en moins. De biais ou en arrière ils s’effondrent comme aimantés par la gravité, dans un contexte dénué de violence, au contraire.

Le frémissement des feuilles, le chatoiement de lumière sur les troncs, des paysages de sous-bois, une percée de ciel sont des images paisibles de la forêt, si ce n’est qu’un autre mouvement récurrent la parcourt, artificiel celui-là, l’abattage. Ce sont des arbres morts que l’on coupe, ce sont de jeunes arbres qu’on arrache, ce sont des charmes, bouleaux, hêtres, châtaigniers qu’on sacrifie, des pins qu’on décime. On présume que les motifs ne sont pas les mêmes : nettoyer la forêt, l’éclaircir et l’aérer pour les uns, sélectionner les bois de qualité supérieure pour les autres, débiter et vendre en nombre des bois médiocre mais d’un rendement lucratif pour les derniers. D’un côté la forêt est jardinée, de l’autre elle est exploitée. Qu’est-ce que jardiner une forêt, sinon la soigner, l’entretenir afin qu’elle garde sa vigueur et sauvegarder même sa biodiversité? Parallèlement à l’entretien, il y a la déforestation provoquée par le profit, c’est le choix de la rapidité du cycle plantation, croissance, maturité, commercialisation contre la longévité des arbres dits nobles qui ne suivent pas le turn over propre à la consommation de masse.

Une chorégraphie des chutes en série à géométrie variable s’installe. Nulle visibilité n’est donnée aux agents du massacre ; le cadrage de la caméra sur les troncs ou la cime des arbres « coupe » la tronçonneuse. Les arbres en tombant traversent l’écran en diagonale. Les effondrements sont indiscutablement anthropisés et dramatisés.

Ce ballet émouvant, cette temporalité pathétique sont cependant suspendus par l’apparition d’un couple de cervidés immobiles, aux aguets, alertés par une présence inhabituelle. Surgissement réel, mais totalement artificiel dans la concaténation des images. Annelise Ragno a finalement préféré extraire ces images de vidéo de la forêt pour les mettre en vis à vis. A l’intrication des images issues des mêmes tournages, du même contexte, elle a opté pour la séparation et l’autonomie des séquences – évitant ainsi l’étrangeté surréalisante de ces apparitions innocentes dans l’histoire tragique des effondrements. Ces couples de biches et de cerfs font basculer l’image dans l’imagerie de la forêt ; c’est la forêt de Blanche-Neige qui fait surface. En un clin d’œil le spectateur est ramené à la pellicule et au monde cultivé de la forêt. Deux fois cultivé par les élagages et l’exploitation forestière, d’une part, par un imaginaire entretenu sur sa beauté sauvage et mystérieuse la forêt, d’autre part, dont font partie ces apparitions miraculeuses et féériques.

Pour éliminer des effets de réalisme et accentuer la théâtralité des événements l’artiste a coupé le son ; les bruits de la forêt ne nous parviennent pas ; l’image est déconnectée de son environnement sonore. Est-ce une invitation à la méditation ou à l’empathie avec cet univers non humain – avec lequel les sociétés n’ont jamais cessé d’entretenir des rapports de protection, de divination, de peur, d’exploitation, d’intra et extra territorialité ? Ou au contraire ces images stéréotypées de la forêt sont elles censées introduire humour et distance à l’égard de sentiments empathiques, manifestement éprouvés par l’artiste ? Ces deux aspects coexistent dans le travail de la vidéaste.
On retrouve cette ambivalence dans la vidéo des tatouages des arbres qui signalent les coupes à effectuer. Une gestion commerciale raisonnée des parcelles forestières, une sélection des plus beaux spécimens à protéger, la sauvegarde de la bio-diversité, explique l’ONF, nécessitent ces opérations de « martelage » au compas, au marteau, ou à la bombe fluo.

La vidéo consacrée à ces signes, s’inscrit dans la mouvance, inconsciemment ou consciemment, des appropriationistes  de la 2ème ou 3ème génération (Mathieu Mercier, Delphine Coindet, Philippe Decrauzat,… ) qui ont été repêcher les formes géométriques, appartenant à l’art abstrait et conceptuel, dans l’univers commercial du mobilier, du graphisme, de la communication où ils ont essaimé, pour les réintroduire à nouveau, déformés, dans le monde de l’art. Point, ligne, cercle, croix, fluo de surcroît, sont des importations, dans le monde du faire artisanal ou de l’usinage, de signes techniques qui dénotent un autre monde industriel, urbain, contemporain. Ces importations ne signent-elles pas la fin de cet univers sombre et profond de la sylve morvandelle appréhendée émotionnellement, mais qui n’a peut-être jamais existé que dans les contes ?

Une vision réaliste/cynique convient mal avec le travail de Annelise qui s’effraye parfois quand elle en voit des traces dans ses propres pièces. Dans l’installation vidéo : « Never say die », jamais elle n’a voulu montrer la vidéo du poisson, carpe ou dorade, qui, sorti de l’eau, cherche son air et ressemble à un vieillard en fin vie ou une personne édentée asthmatique qui respire comme un poisson ! Elle n’assume pas le geste de retirer le poisson de son milieu naturel, même quelques secondes, et l’obliger à modifier son mode respiratoire pour faire une image, qui pourrait préfigurer la mort. Ce sont des images analogues qui continuent de la hanter et qu’elle cherche à capter mais dans une position d’extériorité. Annelise Ragno ne touche pas au mal, ni à l’ironie cynique.

Elle approche sa caméra des situations qu’elle réprouve : l’appropriation prédatrice et destructive des zones naturelles, la destruction de la bio-diversité, la subjugation de la vie animale à la passion du jeu et du gain ; elle s’en approche, à sa façon, par l’art, par des images expurgées des causes de la violence qu’elle condamne. Elle enregistre des événements, les extrait de leur contexte qu’elle laisse le lecteur imaginer. Ce détourage du réel, abstractisé, lui permet de surfer sur la pure émotion. Elle cherche en effet des représentations et des montages les plus à même de transmettre les affects qui l’ont émue et mue en tant artiste. La tension, la contradiction sont des moteurs de cette transmission.

Eloquente de ce point de vue est la vidéo d’un puissant envol des pigeons. La caméra capte les colombes au sortir des paniers dans lesquels elles sont enfermées. Elles surgissent des longs camions à l’arrêt qui les ont convoyées par milliers jusque là. Cette nuée de projectiles ailés lancés à toute vitesse est indissociable de la rétention précédant l’ouverture des clapets. La libération des colombes, jaillissant comme un geyser, s’origine dans une captivité.

Le phénomène a quelque chose d’excessif, de monstrueux qui s’estompe quand les oiseaux se dispersent dans les airs, chacun mettant le cap sur son pigeonnier. Les pigeons voyageurs réalisent le programme, pour lequel ils ont été élevés, exercés, sélectionnés, voire génétiquement conçus, croisés. La beauté est l’effet fortuit d’une opération, le lâcher – le libre -, par ailleurs totalement contrôlée. Les artistes photographes sont les champions de cette évanescence du réel – qui échappe, glisse avec le flux de nos perceptions, si quelqu’un ne l’imprime pas pour nous et surtout ne le met pas en relation avec autre chose qui lui donne sens : ici les longues remorques des camions transporteurs rassemblés sur la ligne de départ et la vocifération qui donne le signal. Ce contraste violent entre l’aérien et le poids lourd, fait fond sur l’antagonisme entre liberté et esclavage, mais sur un mode plus complexe car ici dans la vidéo, l’image de la liberté est sous-tendue par celle de la capture ; l’énergie de liberté étant instrumentalisée par les intentions mercantiles du sport colombophile. Haro sur la perversité humaine ou relevé d’une extravagance ?

Le conflit nature-culture, auquel Annelise Ragno fait encore référence, semble dépassé par sa dernière sa vidéo, le « diamant ». En effet le passereau aux couleurs éclatantes pourrait avoir été peint, tant sont vives ses teintes, tant est redessiné son corps par des à-plats de violet, de rouge, de jaune, de vert qui pourraient appartenir à des estampes de Kandinsky ou de Jawlesky. Cet oiseau n’a rien de naturel. Il semble un pur produit d’un magicien versé dans la peinture moderne. On pourrait retourner le vieil apophtegme : la culture rivalise avec la nature en : la nature rivalise avec la culture. A moins que ce soit notre fréquentation de l’art abstrait qui provoque notre admiration et notre stupéfaction ; à moins que ce soit notre amour de l’art qui soit en définitive responsable de la capture de ce joyau.

À la technicisation, l’assujettissement, la domestication de la nature, l’art a sa part également. L’esthétisation des événements, l’artialisation des paysages ruraux ou urbains, la construction des vedute, l’idéalisation du sauvage et la diabolisation de la culture, ou l’inverse, ont contribué au façonnage de notre regard sur la nature, sinon sur la nature elle-même. Et les vidéos de Annelise Ragno y participent, même si la dernière jette le trouble.

On ne plus se situer dans cette tradition romantique où l’art était le chantre de la nature contre la culture, où l’art pensait avoir des affinités électives avec un pur sensible dont le langage, la raison manquaient, par trop de règles, ou qu’ils écrasaient sous leurs lois.
Ce qui ne veut pas dire que la nature n’existe pas mais que nos relations avec elle ne peuvent plus être sur le mode de l’opposition, la domination ou son contraire, la salvation.

L’opposition nature-culture a fait long feu, les colonisations, l’holocauste, les catastrophes humaines et écologiques, la destruction des populations indiennes et amérindiennes, la disparition des espèces animales et végétales ont définitivement condamné la croyance en la domination de la culture sur la nature, mais ont également mis fin au mythe d’une nature pure qu’il faudrait sauver et celui d’une pureté au nom de laquelle, tant d’exactions ont été commises. Les sciences naturelles aussi ont servi de support à l’idée de la supériorité/infériorité des races.

La condamnation de la division de l’esprit et du corps comme celle de la suprématie des êtres humains sur les non humains, la critique de la rationalité mâle, blanche, capitaliste, occidentale, souverainiste, réplicative et reproductive, la mise en question du effets supposés positifs du développement ont considérablement ébranlé la confiance dans la culture comme facteur de progrès et dans la nature comme matière première corvéable à merci ou, au contraire, pure et salvatrice. Les vidéos de Cogitore visibles en ce moment au Bal montrent la dérive des croyances naïves d’un homme, d’une famille qui, partie vivre sur des terres inhabitées à la recherche de relations sincères, vraies, pacifiques avec la nature sauvage. Leur vie en effet est simple, rude, riche d’émotions et d’actions. Quand une autre famille les rejoint pour participer à cette communion primitive, les pionniers deviennent d’affreux fachos, troquant partage, amour, simplicité, générosité contre égoïsme, méfiance, jalousie, haine, paranoïa. Auparavant proches l’une de l’autre, les deux familles deviennent ennemies,  s’épient, s’insultent, se détestent ; le retour à la nature n’est pas un gage de simplicité ni de bonheur.

L’opposition nature/culture a fini de structurer notre européen, occidental, rapport au monde. La domination des sciences dures a été mise à mal par la philosophie, la sociologie, l’anthropologie des sciences qui les ont obligées à s’interroger sur les conditions de production de leurs concepts. Qui fabrique quoi, et comment ? Quels sont les environnements conceptuels de tel ou tel concept, celui de nature notamment ?

Quelles sont les conditions sociales, instrumentales, économiques des études et expériences engagées. Bruno Latour1, Donna Haraway2 ont ramené dans le champ scientifique et philosophique ce qui avait été éliminé, relégué dans la contingence, au nom de l’objectivité. La notion de « savoirs situés » a mis en relief la richesse, pour les approches scientifiques, des différences de points de vue, de sensibilités, incarnées par les genres, les langues, les cultures.

La réflexion s’est portée « par-delà nature et culture »3,  sur une compréhension des interactions des humains et des non humains, non plus séparées mais mélangées et interdépendantes ; elle s’est ouverte (intérêt, soin, partage) sur la diversité des savoirs ethniques, artistiques, chamaniques, oniriques, sur l’hétérogénéité des formes d’existence avec lesquelles les humains ont partie liée (le système de communication et de régénération des arbres par exemple4), elle s’est muée en conscience d’une nécessaire négociation avec les phénomènes dits naturels (recherche d’énergie « propre », jardin en mouvement5, la permaculture, entre autres).

Henry D. Thoreau6 a déjà transmis tout cela dans son Walden qui n’avait rien d’un retour à lature mais accomplissait le simple désir de connaître un ailleurs proche, de faire coïncider connaissance et existence, renouer corps et esprit, réactualiser une intelligence partagée avec les autres non-humains d’être au monde.

Gaëtane Lamarche-Vadel

1 Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, « Armillaire », 1999 ; Enquête sur les modes d’existence : Une anthropologie des modernes, La Découverte, 2012
2 Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York: Routledge, and London: Free Association Books, 1991
3 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Gallimard 2005
4 Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Les arènes, 2017 Gilles Clement, Le Jardin en mouvement, Paris, Pandora, 1991
5 Gilles Clement, Le Jardin en mouvement, Paris, Pandora, 1991, Manifeste du Tiers-paysage, éd. Sujet Objet, mai 2004 (rééd. augmentée chez Sens & Tonka, 2014)
6 Henry D.Thoreau, trad. Brice Matthieussent, Walden le mot et le reste


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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

NEW WORLD

8 septembre —
30 septembre 2017

NEW WORLD

Exposition
8 septembre — 30 septembre 2017

> Romain Vicari <

Né en 1990,
Vit et travaille à Paris et au Brésil.

« L’esprit se refuse à concevoir l’esprit sans le corps. » 1

En 1928,Oswald de Andrade (1890-1954) signe le Manifeste anthropophage ; un poème hybride, à la frontière de l’essai, considéré aujourd’hui comme l’un des textes fondateur de la modernité au Brésil. Né à São Paulo, Andrade y défend l’idée que ce qui constitue « socialement », « économiquement » et « philosophiquement » 2 l’identité brésilienne est la pratique anthropophage. Hérité des Tupis – un groupe de tribus amérindiennes installées sur la côte Est du pays, à l’embouchure de l’Amazone –, ce rituel n’a chez eux rien d’un cannibalisme aveugle : c’est au contraire un acte sophistiqué, pour lequel la dévoration de l’ennemi ne représente pas tant une opportunité alimentaire qu’un moyen d’inscrire dans la mémoire de son propre corps, par absorption, les qualités d’un autre ayant été préalablement choisi par la tribu. Par extension, cette volonté d’assimilation est devenue le symbole d’une culture brésilienne hétérogène, qui s’est construite à partir d’influences diverses, greffées aux bifurcations de ses racines indigènes.

S’il est parfois risqué d’analyser une production en fonction des origines de son auteur, il s’avère éclairant de rapprocher cette vitalité métabolique identifiée par Oswald de Andrade au travail de Romain Vicari, artiste italo-brésilien chez qui les phénomènes de digestion sont manifestes. On le percevra tout d’abord dans l’histoire de l’art, et notamment celle des avant-gardes européennes, dont on sent palpiter l’influence dans une ligne, un aplat, un volume évoquant tour à tour René Magritte, Henri Matisse ou Jean Arp. On saura voir, également, derrière l’horizon bigarré de ses sculptures, dans l’effervescence même de leur soulèvement hirsute, la réminiscence d’une végétation tropicale, venant s’agréger aux barres d’acier structurant ses installations. On saisira, enfin, l’intime proximité qui lie cette œuvre au contexte urbain, à la dynamique de métamorphose des villes, ainsi qu’à l’appréhension empirique qu’en fait Romain Vicari, entre collecte d’informations visuelles et récupération de rebuts de toutes sortes. La liste pourrait évidemment s’étendre, elle nous conduirait sans doute à circuler parmi l’élégante légèreté des tissus colorés d’Hélio Oiticica et la brutalité pop d’Urs Fischer, entre les parti-pris iconoclastes de Michael Asher et les tracés énigmatiques des pixadores, ces tagueurs de São Paulo ayant extrait de l’alphabet runique le style crypté de leurs lettrages.

Cependant – et c’est là un point essentiel –, l’entreprise d’identification montrerait rapidement ses limites. Non pas que toutes ces références n’innervent pas, d’une manière ou d’une autre, l’œuvre de Romain Vicari ; mais parce qu’au contraire, prises dans un processus de transmutation perpétuel, elles se combinent et s’enchevêtrent jusqu’à générer une matière nouvelle et singulière qui rendrait toute ambition dissociative, sinon inopérante, pour le moins incomplète. Tout l’enjeu semble ici de dépasser un exercice citationnel qui confèrerait à l’artiste un rôle de « manipulateur de signes » – pour reprendre l’expression que Hal Foster avait employé, à la fin des années 80, à l’égard des appropriationnistes. L’artiste anthropophage bouscule l’assemblage conceptuel en lui préférant une relation empirique aux objets, à l’histoire ou à l’apprentissage. « Contre la Mémoire source de coutume/L’expérience personnelle renouvelée. » 4

Il n’est dès lors plus très étonnant de retrouver des matériaux comme le plâtre, la résine ou le sable entrer dans la composition des environnements érigés par Romain Vicari. Dans leur capacité à capturer les formes, les gestes et les couleurs, ils sont les agents d’un projet de rétention sélective, devenant à leur tour des conglomérats à réemployer, à rediriger, comme les termes d’une syntaxe en permanente reconstruction. Faite de l’alternance de lignes droites et courbes – allégoriques là aussi de cette modernité tropicale, où les cadres prédéterminés se laissent envahir par la dynamique entropique -, l’installation Abajà (dont le titre signifie « collier », en tupi-guarani) fonctionne d’ailleurs comme une phrase sens dessus-dessous, avec ses lettres renversées et sa ponctuation minérale. Conçue pour la galerie Escougnou-Cetraro, il faudrait questionner sa portée à l’orée de l’exposition « Au delà de l’image », qui lui fournit son écrin formel et théorique. Qu’y a-t-il, en effet, dans ce hors-champ matériel que nous dresse Romain Vicari ? On s’aventurera à dire qu’il y a là toute une poétique de soi dans le monde et du monde en soi, dépassant les rationalismes exacerbés, prônant la subjectivité animiste comme alternative aux désastres qu’on nous prédit.

Franck Balland

1 Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage, Blackjack éditions, Paris/Bruxelles, 2011, p. 13.
2 Ibid. p. 9.
3 Hal Foster, Signes de subversion, dans « Recodings: Art, Spectacle, Cultural Politics », Bay Press, Seattle, 1985. Reproduit en français dans « Art en théorie 1900-1990, une anthologie » par Charles Harrison et Paul Wood, Hazan, Paris, 1997, p. 1155.
4 Oswald de Andrade, op. cit., p. 21.

www.romainvicari.com<


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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

VORAGO

9 juin —
30 juin 2017

vorago

Exposition
9 juin – 30 juin 2017

> Fiona Lindron <

artiste invitée :

> Julia Kremer <

Situations

« Je rêve aux images élémentaires, aux rêves que d’autres en d’autres situations, d’autres temps et lieux, en des corps différents surtout… ont pu avoir. Leurs images de base, fondements de leur tempérament, répondant à leurs faims, leurs besoins, leurs penchants, si je pouvais les voir… » Henri Michaux, Poteaux d’angles, 1971.

A l’image projetée contre le mur, apparaît le visage d’un homme noir, le regard face caméra vers l’œil qui l’observe. Ce portrait mobile, émergeant aujourd’hui au sein d’une vidéo de l’installation Vorago, rappelle une autre figure, celle d’un homme, le visage sombre et émacié écartant les plantes sur son passage, le regard est tourné vers celui qui le filme et déclare : « Ce pourrait être Oreste ». Dans son Carnet de notes pour une Orestie africaine, Pier Paolo Pasolini, met en scène ses recherches pour adapter l’Orestie dans l’Afrique des années soixante, utilise ainsi le mythe pour toucher à l’actualité géopolitique d’un continent. Fiona Lindron dans Vorago, entame ici le processus inverse. Le réel historique devient le point de départ dont il faut s’abstraire pour rejoindre le mythe. Vorago trouve alors son origine dans la révolte des mineurs espagnols dans les Asturies en 2012, mais au-delà de cette actualité politique c’est l’idée même de révolte qui nourrit le travail de l’artiste. Vorago n’est pas une œuvre documentaire s’il s’agit de toucher objectivement aux faits, d’en conserver les traces les plus exactes. Au contraire Vorago rejoue le questionnement anthropologique en le décalant par l’usage de la fiction. Les éléments de l’installation, les trois vidéos, les volumes ainsi que les deux photographies ont été créés pour faire fiction, c’est-à-dire pour rejouer et par là même, s’approprier les mécanismes de l’évènement réel. Cette référence à la situation première que l’œuvre entend approcher est ici effacée par Fiona Lindron. Décor qui pourrait être cent lieux à la fois, acteurs choisis dans le cercle des rencontres, dialogues absents, tout est ouvert à l’interprétation et porte à l’universalité du mythe.

En exergue de l’installation, au pied de l’escalier qui conduit au déploiement de Vorago dans l’espace d’exposition, Fiona Lindron invite aujourd’hui Julia Kremer. Son œuvre est un trompe l’œil ou plutôt la mise en abîme d’un mur sur le mur d’origine. Un mur peut en cacher un autre, le mur est un motif classique de l’imaginaire guerrier et géopolitique, le mur est un corps social articulé de briques. Julia Kremer utilise la photocopieuse, agrandit à l’infini des images de murs volants en éclats pour en construire un seul, visible dans le temps suspendu de son explosion. Le mur de Julia Kremer joue avec les questions d’échelle, avec ce que l’on voit de près, ce que l’on comprend de loin. Le regard oscille entre l’unité des points formant le grain des images imprimées et la fresque que l’œil englobe si le corps s’éloigne de la surface. Ce passage de l’unité au multiple, de l’individu au corps social, est un ressort de compréhension du politique conçu comme vivre ensemble. Le lien entre le travail de Fiona Lindron et de Julia Kremer est donc étroit. Si pour Vorago, Fiona Lindron a choisi d’embrasser plusieurs médiums, le diptyque photographique est le point évident de ce mouvement de l’individu au collectif. L’artiste place symboliquement en regard une figure ouvrière à celle d’un révolté encagoulé. C’est le basculement d’une position à l’autre qui peut devenir le fil rouge de l’histoire. De même les volumes, évoquent également ce basculement : d’une colline de charbon à un faisceau de fumigènes artisanaux. Comment naît la révolte ? Comment le minier devient-il un insurgé ? Avec Hiberna, Fiona Lindron réalise déjà une fiction sur la résistance en cavale dans les forêts de Sologne, sans que jamais la situation ne soit explicite. Des tireurs en blousons noirs avancent dans la brume, on pense au cinéma des années soixante-dix, Tarkovski, Kubrick, Pasolini en tête. Vidéo présentée en double écran comme des peintures en diptyque,  Hiberna montre des personnages qui tirent face caméra, contre le spectateur. Ces visages isolés en gros plan sont récurrents dans la production de Fiona Lindron, dans Hiberna, dans Vorago, mais aussi dans 520 days, qui relate le voyage de l’artiste sur un thonier des Seychelles. Ces portraits en mouvement, aux regards directs, questionnent le collectif. Il y a d’abord, le groupe humain qui est toujours filmé entre solitude et solidarité. Dans Hiberna, ce sont des résistants qui marchent en forêt d’un pas semblable tout en se visant mutuellement de leurs armes bigarrées. Dans Vorago, ce sont les révoltés muets qui préparent ensemble des cocktails Molotov. Dans 520 days, le sentiment de cohésion de l’équipage s’érode sous l’immense isolement de chacun. L’homme serait-il un loup pour l’homme ? Dans cette extériorité du regard qui filme ou qui regarde le film, c’est aussi l’enjeu du rapport du collectif à celui qui n’en fait pas partie qui se joue. Le spectateur en hors champ est celui qui accompagne, celui qui juge l’action de ceux qui tentent de survivre au sein de la situation. Ainsi le travail vidéo de Fiona Lindron prend toujours place dans l’espace de la salle d’exposition plutôt que dans le dispositif de la salle de cinéma, parce qu’il y a le corps du spectateur. Par sa vision parcellaire incapable d’embrasser tous les écrans du diptyque ou du triptyque, par son déplacement imprévisible, ce corps là compte pour faire œuvre et donc créer une situation, reprenant les implications de la situation historique de départ. Comme dans la vie, chacun est ici engagé, non pas au sens clôt de la militance, du camp que l’on choisit ou pas, mais plutôt au sens sartrien, où tout le monde est embarqué quoiqu’il fasse, où le retrait du monde est encore une manière d’être au monde, où tout un chacun est un fragment du tout. Vorago en latin désigne l’abîme, le tourbillon violent contre lequel on ne peut rien et dans lequel on est vivant, souffrant, prêt à éprouver mille espoirs contraires.

Florence Andoka

Julia Kremer vit et travaille à Bruxelles.

En prenant comme point de départ la photocopie, pour laquelle il suffit (en principe) d’appuyer sur le bouton, Julia Kremer va trouver le moyen d’utiliser tout ce que la machine lui met à disposition pour recomposer par éclatement, une image.

Elle nourrit sa photocopieuse noir et blanc de tout ce qui lui passe sous la main, les matières et les possibles lui semblent inépuisables.

En déchirant, assemblant, scotchant et collant tous les A3 qui sortent de sa photocopieuse, elle construit des images de deux mètres de haut minimum tel des grandes portes ouvertes sur un monde imaginaire composé des restes du nôtre.

Il n’y a pas de machine neutre. Elles produisent toutes des objets qui déterminent notre regard, Julia Kremer utilise la photocopieuse comme un outil de production dont l’histoire administrative devient un prétexte pour nous plonger dans des paysages mystérieux fait de grain et de bruit.


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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017, © Steph Bloch, 2017

IN / LUMIÈRE RÉFLÉCHIE

5 mai —
27 mai 2017

in /lumière réfléchie

Exposition
5 mai — 27 mai 2017

> Elsa Tomkowiak <

«Elsa Tomkowiak entretient avec la couleur un rapport passionnel qui implique son propre corps – vêtements, maquillage – la pratique de la peinture et bien au-delà, une projection dans les espaces environnementaux, qu’ils soient architecturaux ou naturels.

Elle réinvente ses agencements chromatiques, au mépris de tous les dogmes et de tous les traités que l’on a cru bon d’instaurer au fil des âges. Elle recrée elle-même ses codes pour atteindre les harmonies et les dysharmonies qui lui sont propres.

Ses modes de création excèdent largement la pratique du tableau, de la peinture, de la sculpture. Tous les médiums possibles sont convoqués pour restructurer un espace par la couleur. Mais quelle que soit la nature du support qu’elle emprunte, c’est ce qu’elle définit elle-même comme la strate qui constitue prioritairement son moyen de composition.

C’est en effet par l’accumulation de surfaces planes qu’elle crée ses volumes. La composition colorée est ainsi réalisée par successions d’aplats. Technique que l’on pourrait rapprocher de celle du peintre qui enduit au couteau la surface d’un tableau par placages successifs. Mais justement, Elsa Tomkowiak refuse l’illusionnisme du tableau. Il lui faut vraiment, concrètement avancer dans l’espace.

Le terme de strate s’apparente au domaine de la tectonique, avec ce que cette idée comporte de chaotique et de dynamique à la fois. La strate lui permet de composer physiquement dans le vide, comme les ondes successives d’une improvisation musicale finissent par faire corps. Le volume, proliférant à la manière des madrépores, semble s’auto constituer, se concrétise et se densifie tout en se déployant. Ce mode de progression par couches et scansions impulse dans l’oeuvre une qualité rythmique qui s’associe au jeu chromatique.

Si l’artiste est le plus souvent attirée par les lieux en déréliction, c’est parce qu’ils constituent des aires dans lesquelles la couleur peut s’expanser hors de toute contrainte formelle et fusionner avec leur désordre, dans une saine et salutaire exubérance qui leur réinsuffle la vie. Mais c’est aussi pour mettre en prise directe la peinture – comprise indissociablement comme projection mentale et dépense physique – et la réalité tangible et prosaïque dans laquelle nous évoluons. Mettre en phase l’art et le réel.

L’activité créatrice d’Elsa Tomkowiak est tendue par une pulsion vitale. Dans tous ses travaux on ne peut qu’être impressionné par l’ampleur qu’elle donne à son propos et à ses réalisations.

On la voit gagner les superstructures, envahir les arrière-plans, se propager dans la ruine ou le paysage qu’elle requalifie. Si l’artiste est douée d’une énergie hors du commun ce n’est pas par goût de l’exploit, mais parce que le travail doit être à la mesure des espaces à transformer et que justement, pour elle, la couleur est de l’énergie pure.»

Hubert Besacier

«La pratique de la peinture chez Elsa Tomkowiak est une véritable rencontre entre le geste (une dimension physique), la couleur (à la fois sujet et matériau) et la matière (le pigment, les supports, les outils).
Le résultat de cette rencontre fusionnelle laisse transparaître une énergie, entre joie et violence. L’outil et le geste n’est pas caché au spectateur. Tout est visible»

FRAC des Pays de la Loire

“Mes réalisations sont le fruit d’ experimentations qui empreinte à la dynamique du chaos faisant de notre monde une réalité fragile et improbable. Mes re- cherches sont alimentées par une curiosité tournée vers les forces naturelles, la partie non visible et souterraine de notre réalité, de la tectonique des plaques à la dérive des continents, la stratification (méthaphore du processus de création), les excavations géologiques, les minéraux, ect… qui font la particularité du paysage. Je construis un univers picturale qui à leur instar, semblerai avoir déjà eu une existence…”

Elsa Tomkowiak


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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017

OPUS INCERTUM

25 mars —
15 avril 2017

Opus incertum

Exposition
25 mars — 15 avril 2017

> Thomas Fontaine <

Les yeux blancs de la guerre

« Si l’on vous rapporte que les champs sont couverts d’herbes, et que ces herbes sont forts hautes, tenez-vous sans cesse sur vos gardes ; veillez continuellement, de peur de quelques surprises » Sun Tzu, L’Art de la guerre

Sans doute la guerre, lorsqu’elle n’empreinte pas les formes technologiques les plus poussées, ni le spectre bactériologique, est-elle affaire de regards : voir l’ennemi, gérer sa progression, déjouer ses stratégies. Si la guerre est celle du regard, elle est aussi celle des formes que l’on perçoit où s’organisent les mouvements des troupes et des chars. De la guerre, Thomas Fontaine conserve les formes, détourne le vocabulaire, fait de la polémologie un ouvroir de création potentielle.

Le sculpteur se dégage de la perspective linéaire du cours de l’histoire, rapproche au sein de son exposition Opus Incertum, la figure de Tyché, déesse vénérée dans la Grèce antique, des sculptures reprenant le matériel des guerres du vingtième siècle et des plans de prison conçus dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Hérisson tchèque, dent de dragon, les obstacles antichar sont des polyèdres. Réduits, réalisés dans diverses pierres calcaires colorées, ils deviennent des sculptures géométriques et épurées, présentées dans l’espace sur un socle en bois, à hauteur du regard. On pense ici à la rigueur de la sculpture brutaliste.

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » pouvait-on lire sur le fronton de l’Académie platonicienne. Une forme dans la philosophie platonicienne est une idée, la saisie des formes dans la matière sensible est l’enjeu de la quête philosophique. L’oeuvre de Thomas Fontaine ne pointe donc pas la guerre dans ses multiples manifestations historiques, mais la guerre en tant que phénomène humain où se manifeste la pensée. Une danse, où s’enlacent la vie et la mort, la guerre pense par des formes qui sont l’expression d’une violence politique. Ce sont les hommes, leurs forces, leurs pulsions, leur capacité à former une masse que le stratège manipule.

La violence peut aussi être à l’oeuvre dans la cité en paix, où le mur devient motif à réflexions, forme composite, semblable à un faisceau où se lient des éléments disparates pour former un objet symbole de puissance. L’Opus Incertum, titre de l’exposition, est un mur composé d’éléments hétéroclites aux contours irréguliers, comme autant d’individus formant un corps social et guerrier. Au mur, dans une typographie rappelant à la fois l’univers militaire et carcéral, figure une citation en anglais de Walden, ou la Vie dans les bois, où Thoreau reprend Ovide :
« D’où la race au coeur dur, souffrant peine et souci. Preuve que de la pierre nos corps ont la nature »

Souffrance du corps social, oppression du collectif, en se référant à Thoreau, et à son expérience de retraite, où l’homme quitte la cité pour ériger sa propre maison, construire ses propres murs, Thomas Fontaine soulève, au sein d’Opus Incertum, la possibilité d’une échappatoire. Le mur incertain pourrait-il être franchi ? Un mur est aussi une entrave au mouvement du regard, une forme qui lui fait obstacle.

Au centre de l’installation de Thomas Fontaine, sont disposés des objets doubles et ambigus, lisses et finement gravés sur le dessus, bruts et irréguliers au dessous. Ce sont des pierres noires, en marbre, sur lesquelles sont gravées le plan d’un panoptique, architecture carcérale née au dix-huitième siècle. La visibilité y est poussée à l’extrême, ce qui permettra à Foucault de théoriser le panoptisme en tant que symptôme de la société de contrôle. Voici que l’on peut voir sans être vu, ou plutôt que l’on vit avec le sentiment permanent d’être observé.

Système paranoïaque, le panoptique est le coeur d’Opus Incertum. Le regard qui nous domine et nous suit n’est pourtant pas celui d’un directeur de prison, d’un chef d’état, d’un père autoritaire ou autre représentant de l’ordre.
Entre la raison intelligible et l’informité du chaos, Thomas Fontaine a choisi la déesse grecque Tyché pour dominer la scène. Cinq visages de la divinité, issus de la sculpture antique ont été photographiés et affichés au mur. Une fine pellicule brillante les recouvre, et rappelle les militants les plus radicaux d’autrefois qui mêlaient à la colle de leurs affiches des bris de verre pour que celui qui aurait voulu les arracher pour les faire taire, déchire la peau tendre de ses doigts. Thomas Fontaine, de cette histoire, a conservé le geste plastique et sa violence symbolique. Tyché, couronnée des fortifications des cités qu’elle protège, est la fortune, le hasard, la chance, la prédestination.
Gueule cassée, regard blanc dépourvu de pupille, l’usure de la pierre a défiguré l’arrondi de sa face. Tyché est aveugle comme nous le sommes à notre destin.

Florence Andoka, mars 2017


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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017