HORS PISTE
Exposition
7 septembre — 29 septembre 2018
Né en 1988,
Vit et travaille à Caen, Paris et Marseille.
CHAOS VAINCU (K-O 20 Q)
Jean-Christophe Arcos
« Lorsqu’il s’agit d’intemporel, de légendaire (…), que l’on tende hardiment l’arc de l’imaginaire! L’opéra se donne pour ce qu’il est effectivement : une abstraction et une affaire d’abord formelle-esthétique.»1
Il y a des jeux d’enfants où une paire d’yeux, une touffe de poils, un sabot fendu, apparaissent au milieu d’une forêt de pointillés ; une fois reliés, l’image se dévoile dans un labyrinthe de courbes et de traits mal assurés. La ligne recouvre le point, chifoumi c’est elle qui gagne.
Romuald Dumas Jandolo prend le scénario à revers ; l’attente n’aboutit pas à un chemin de Damas linéaire au terme duquel surgirait une révélation. Si déroulé il y a, si composition il y a, le roulement et le composite en sont les brigadiers. Trois coups, au début, le rideau s’ouvre, et, dans le train fantôme, toute sinuation sera la bonne – de toute façon ça va dérailler.
Les mois qui ont précédé cette exposition, l’artiste en a brûlé les étapes : une station en céramique (il tombe pour la première fois), une station au théâtre (on l’abreuve de fiel), une station sur les gradins (on essuie son visage), une station dans la couleur (on le dépouille de ses vêtements), dans le cristal (les femmes pleurent), au cirque enfin (là il nous cloue – et c’est reparti pour un tour).
Loin de se perdre, l’omnibus chaparde à chaque fois un morceau de récit, d’étoffe, de lumière : diadèmes à trois sous, griffe translucide, rayonnage de museum, dentelles poinçonnées comme des photophores, masques de terre dont les oreilles dégoulinent d’arcs en ciel et les yeux se cernent de grenat.
Il les reprendra à la fin de la représentation, y ajoutera les éléphants barbotés ici, et roule carosse, jusqu’à l’escale suivante. De stop en stop, le butin s’augmente, complexifiant le circuit à tracer d’une chose à l’autre, complétant l’échevau de couleurs sur son canevas. Mille points s’assemblent sans épuiser le mouvement (au contraire, ils le nourrissent, en restituent la chair, comme l’a senti Seurat dans son Cirque à jamais inachevé, le vide même laissant place à l’amplitude à venir).
Holi every day : rose indien complémenté d’un vert dijonnais, petit jaune phocéen et bleu de Normandie, rouge velours et l’or, partout, comme un rappel de l’artificialité du théâtre du monde, du faux-semblant des feux de la rampe, de l’envie de croire, pour un moment, à l’échange possible des richesses et des misères.
Dumas-Jandolo se rit de tout sérieux.
A la fois Ursus, Homo et Gwynplaine2, il se fait monstrueux ou grotesque, animal ou seigneur, ordre et chaos. Le rire et le tragique aussi sont nomades, du rire aux larmes, de la pesanteur d’une polka pachydermique à la fragilité d’un gant de verre soufflé. Les murs s’ouvrent de gradins béants et les tuiles tombent des toits, les menuets spectraux répondent aux kaléidoscopes de mandalas, et, dans cet apparent opéra kitsch aux pistes aussi nombreuses que les bras de Durga, l’expérience seule de la traversée permet de vaincre le chaos et les motifs3. Ce n’est qu’hors piste, qu’abstraite du vortex des narrations, que se donne la forme, et elle n’est jamais la même.
1 Oskar Schlemmer, Ancien opéra, nouvel opéra, 1929, in Théâtre et abstraction, trad. Eric Michaud
2 Au début de L’Homme qui rit, roman que Victor Hugo écrivit en 1869, Gwynplaine, enfant noble volé dont la face mutilée s’ouvre d’un sourire tracé au couteau par ses kidnappeurs, trouve refuge auprès d’Ursus, bataleur vagabond vêtu de peaux de bêtes, et de son acolyte Homo, un loup domestiqué.
3 Chaos vaincu est le nom de la saynète que Gwynplaine et sa troupe interprètent à Londres. Sur la scène maintenue dans l’obscurité, l’homme, joué par Gwynplaine, se bat contre des forces obscures, interprétées par Ursus et Homo. Il est près de succomber lorsqu’apparaît la lumière, incarnée par Dea, jeune orpheline aveugle, qui l’aide à vaincre définitivement le chaos. Mais la lumière éclaire aussi le visage déformé de Gwynplaine. Le choc suscité par l’apparition de cet énorme sourire déclenche une explosion de rire dans la foule. Dans son essai paru en 1984 dans la Revue d’histoire litéraire, Anne Ubersfeld interprète le rire qui clôt la description de la pièce comme le fait que la vraie victoire sur les monstres et la mort serait le rire grotesque.
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Photographies : © Cécilia Philippe, 2018
Crédits de réalisation : Stef Bloch – Filmmaker