PROXI 

Exposition
Du 8 mars au 20 avril 2024

> Karim Kal <

 

 

« En plan serré

Depuis le début des années 2000, le travail photographique de Karim Kal suit une évolution continue, méthodique et réfléchie. Dès ses Images d’Alger, la rigueur du cadrage, la sobriété documentaire, le choix du décor plutôt que de ses habitants sont déterminants. Ces éléments, combinés à une utilisation très personnelle et radicale de l’éclairage donneront lieu ensuite aux séries ultérieures, réalisées à la maison d’arrêt de Villefranche en 2012, au centre hospitalier de Chambéry en 2013, qui s’affranchissent de plus en plus des détails et affirment l’utilisation du noir et blanc. Au tournant des années 2013-15, ses oeuvres embrassent l’abstraction avec encore plus d’évidence : prises de vues nocturnes, rejetant la majeure partie du réel dans l’obscurité et tendant à une forme d’épure universaliste. La série Entourages (des plans frontaux sur des passages sous des barres d’immeubles, ou la série des Issues (photographies de fenêtres ouvertes sur la nuit) laissent au centre de l’image un large rectangle obscur. La Mer à Fort de l’eau, image prise à Alger en 2014, constitue à cet égard un point limite et une oeuvre à la beauté formelle saisissante. L’écume d’une vague est le seul élément visible, traçant une ligne d’eau toute proche dans une nuit profonde, séparant l’image comme le sont les rivages. Et l’évocation du lien passe par le titre, nom colonial du lieu, aujourd’hui nommé Bordj El Kiffan.

La tentation de l’abstraction dépasse tout effet purement formel, car son importance dans le travail de Karim Kal trouve ses sources dans l’histoire de l’art et notamment dans la peinture, où la radicalité géométrique (celle d’un Peter Haley par exemple) établi un rapport psychologique et social avec un environnement urbain normalisé, pensé pour la coercition.

Avec la série Proxi présentée aux Ateliers Vortex, Karim Kal se détourne de l’architecture, de ses images frontales des grands ensembles, des murs et des terrains vagues, c’est-à-dire des signes les plus évidents et massifs de la relégation sociale. L’utilisation d’un flash de très courte portée lui a permis depuis 10 ans d’isoler des premiers plans tellement épurés qu’ils prennent la force de signes. Ici, cet effet d’immersion dû à la proximité semble passer à un stade plus analytique avec le prélèvement direct d’objets, souvent glanés au sol, qui sont ensuite photographiés dans un tel rapprochement que les détails en sont magnifiés. Ainsi, l’artiste opère un passage entre une expérience de terrain, dans un quartier qu’il a lui-même habité, et une minutieuse pratique de studio et de post-production.

Quoi de commun entre une bulle de Nike Air, une canette de bière 8·6 aplatie, une datte, un morceau d’enrobé arraché du sol, un petit monticule de ras-el-hanout ? Un lieu, un moment et une démarche, car les objets photographiés proviennent tous du quartier de la Guillotière à Lyon. Recueillis ou achetés dans les commerces de détail, ils ont été choisis avec soin, comme les éléments indiciels les plus saillants de ce lieu qui cristallise la peur de l’échec des politiques publiques, largement instrumentalisée en 2022 lors de la visite très médiatisée du ministre de l’intérieur.

Urbanisées au milieu du XIXème siècle, ces rues de la rive gauche du Rhône demeurent aujourd’hui ce qu’elles ont toujours été : un point nodal particulier dans la ville, lieu de métissage, d’arrivées et de départs, de possibles, de mouvements. Avec quelques marqueurs d’une planification aux accents haussmanniens, des vestiges d’une activité d’artisanat et quelques immeubles sobres, ce quartier de Lyon semble être le plus parisien de tous, dans sa frénésie mélangée, qui éloigne de l’idée de province pour épouser celle de mondialisation.

Le fond noir et l’éclairage artificiel théâtralisé évoquent les publicités sur papier glacé, avec leurs objets de luxe que sont les montres, bijoux, champagnes et flacons de parfums. Les objets de la série Proxi sont les doubles populaires, réalistes et sans fard de ces objets de convoitise, témoignant eux aussi d’un statut social, mais à travers les usages de la rue. L’approche méthodique, l’isolement des objets, leurs titres purement descriptifs participent à l’aspect documentaire des images,

magnifiées par l’éclairage et un surgissement de détails très abondants. En recourant à une technique de superposition de prises de vues et cumulant ainsi plusieurs plans de netteté, Karim Kal capte un niveau d’information très supérieur au visible et convie à une observation clinique de chaque item, rendant les surfaces et les volumes aussi riches et fascinants que possible. Les transparences, les reflets, le découpage des silhouettes sur le fond, participent à l’effet de réalité saisissant produit par ces portraits d’objets, qui sont aussi transcendés par la vivacité des couleurs, un très fort contraste et un passage abrupt de l’ombre à la lumière la plus crue.

Karim Kal cite dans les sources de Proxi le livre de photographies d’Albert Renger-Patzsch (Le monde est beau, 1928), dans lequel celui-ci joue à esthétiser des bâtiments, des objets manufacturés ou des végétaux, par la composition, le cadrage et une grande précision. Renger-Patzsch met ainsi l’emphase sur d’heureuses géométries, des surfaces gourmandes de lumière, revendiquant une naïveté admirative, à la recherche de la perfection formelle intrinsèque de ses sujets et reprenant cette idée de la divinité du monde chère à Leibniz.

Jouant lui aussi sur la beauté très directe de ces portraits d’objets, Karim Kal nous les présente flottant dans une obscurité totale, un éther qui les isole et les muséifie comme dans une galerie d’ethnologie. Sélectionnés pour leur charge multiculturaliste, leur usage dans des pratiques transgressives ou témoignant d’une classe sociale qui les a adoptés plus ou moins volontairement comme ses signes distinctifs, les objets apportent avec eux le sous-texte d’une sociologie critique qui passe par la radicalité des formes et les choix techniques et esthétiques, comme dans les oeuvres antérieures de l’artiste. Dans une continuité remarquable, ces nouvelles oeuvres nous placent ainsi littéralement au plus près du sujet et trouvent un équilibre dans une dialectique entre documentaire et formalisme. Nous mettant face à ces objets paradigmatiques, Karim Kal en révèle l’intensité absolue, rappelant un slogan bien connu qui s’accorde d’ailleurs à l’accrochage « en affiches » de l’exposition : la beauté est dans la rue. »

Xavier Julien, 2024.

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Photographies : © Pauline Rosen-Cros, 2024