PILOTE 00
Exposition
31 mai — 16 juin 2013
> Thomas Couderc <
Né en 1981,
vit et travaille à Marseille.
Les œuvres de Thomas Couderc sont vitalistes, elles débordent d’énergie que le format qu’elles adoptent peinent à contenir. Flirtant avec le dérisoire, ses propositions se manifestent le plus souvent en croissance, en expansion, en mouvement, dans la forme ou dans le fond. L’inachevé, l’épuisement, ou l’échec virtuel ne sont jamais loin, par delà le rythme effréné, l’hubris, l’énergie symbolique et / ou effective qu’elles déploient ou convoquent. Mais le miracle et la poésie non plus, jaillies précisément de ce déséquilibre entre les moyens et les énergies engagées et la finalité ou le résultat escomptés. Pour autant d’ailleurs que ceux-ci apparaissent clairement, ce qui est loin d’aller de soi. […]
— Emmanuel Lambion
LE TIGNE EST EN TOI.
Tony le tigre
«Quelque chose suit son cours»
Samuel Beckett,
Fin de partie, 1957
Pilote 00 se révèle être une sculpture complexe, plutôt qu’une installation, qui délivre une forme particulière de travail sur scénario. Thomas Couderc en est l’artiste et le metteur en scène. Le titre de l’exposition nous propose une première lecture du synopsis. Un pilote désigne l’épisode zéro d’une série télévisée servant à introduire les personnages et l’univers mis en scène. Le spectateur doit prendre la mesure de l’hétéropie et de l’hétérochronie de l’œuvre qui se joue autant devant ses yeux ainsi qu’avec lui. On entre dans une pièce spatio-temporelle, qui est la production d’une résidence d’artiste où l’espace d’exposition est aussi son atelier, qui a lieu ici au moment de son exposition, et dont l’artiste se jouera ensuite pour réaliser un film vidéo. Mais cela, c’est une autre histoire.
LA MATRICE
Une structure blanchie comme des os prend en charge le lieu jusqu’à embrouiller sa charpente. Elle compose ce que j’appelle l’inscène, une «grille de lecture» organique, une matrice difforme et énigmatique autant que rayonnante et invasive. Elle détermine la composition plastique de l’espace, un socle conceptuel et un champ de résistance, architecture d’intérieur dans son sens biologique. Un étrange milieu prend forme d’un ordre à la fois géométrique et reptilien, calculé et inachevé, qui donne littéralement la vision d’un chaos hyperorganisé. Cette ossature stéréotomique oscille ainsi entre plusieurs topiques de la sculpture, l’assemblage, le modelage, la taille et la modélisation, afin de bâtir une sorte de topographie de décor façon casse-tête chinois.
Ce jeu de construction du plein par le vide signifie que l’œuvre est un conteneur physique et mental, qu’elle représente une expansion dans l’espace, le temps et l’imaginaire. Plus qu’un «work in progress», quelque chose en est train d’avoir lieu. On retrouve ici une dynamique de montage qui rejoint une logique de bricolage, un goût de l’expérimentation propre au travail artistique de Thomas Couderc. On retrouve également l’un des fondements de ses pièces dans le sens où l’œuvre n’a pas à être déchiffrée mais à être explorée. L’imagination doit rebondir, toujours être en mouvement, faire «action», mettre bout à bout des morceaux hétérogènes pour des enchaînements parfois inimaginables, toujours aller de l’avant, tailler la route.
Le blanc est ici l’uniforme du formalisme pour dévitaliser les matériaux et les mettre raccord, pour aller au-delà d’un plaisir d’enfant de créer un monde imaginaire sur le monde réel. Le blanchiment des divers objets fonctionne comme alchimie visuelle et transmutation à froid pour créer une sorte de remise à «00». Sauf qu’ici, son application un peu grossière laisse deviner la nature de nombre d’objets. Cela dessine un volume sculptural à la croisée d’un espace réel et d’un espace inventé, à la croisée de l’extérieur et de l’intérieur, qui se représente en confrontation d’une utopie échappée du quotidien avec une entropie de White Cube primitive «naturelle» dans une exposition.
Ce squelette spatial est le fruit d’une récolte entomologique de résidus oblongs, incertains et disparates, dans une logique actionnelle de Meccano «filaire» pour la conquête de l’espace d’exposition. Il s’agit de «jouer avec des choses mortes» (Mike Kelley) de la ville, des produits littéralement finis, avec cette idée de la civilisation consumériste où la cohérence côtoie l’absurde pour former un tout. Notre regard confronte une forme d’errance dans les objets récoltés comme certains oiseaux font leurs nids à base de brindilles de toutes natures. L’artiste travaille cette «grille» comme une partition de sculpteur classique, à la fois en développant la forme par assemblage d’ajouts et en la taillant direct comme un matériau brut. Pour récupérer ce que disait Samuel Beckett, la tâche de l’artiste est de trouver une forme qui accommode le gâchis et le désordre de la vie et du temps. Ce travail passe ici par une pratique sculpturale du cutting et de l’editing à la manière de Thomas Couderc.
À dévorer pour le petit-déjeuner, des Frosties et une orange mécanique pressée
L’ours Timothy (en référence à Timothy Treadwell, l’écologiste américain amoureux des ours au funeste destin sur lequel Werner Herzog a réalisé son film Grizzli Man) est la vedette de l’exposition, l’acteur principal de Pilote00. Timothy (tout comme ses «petits frères», «brouillons de maquette» et figurants) est une statue, une expérience totémique, une créature hybride spectaculaire et surnaturelle, qui devrait inspirer avec un certain décalage effroi et fascination. Son inachèvement ne le rend au fond que plus chimérique et monstrueux. Tim (appelons-le ainsi puisque son rôle est d’être inachevé) se dresse bravement devant nous dans toute la force brute de son ébauche acéphale, sur ses deux pieds comme un vrai bonhomme, dans une position de défi presque agressive, celle d’une liberté qui précède le combat ou celle d’intérieur, immortalisée en trophée taxidermiste. Il représente une figure prise dans une posture théâtrale qui oppose la violence sourde de la bête sauvage (Ursus arctos horribilis) qui défend son «espace personnel» et la métaphore héraldique domestique un peu enfantine ou déjantée («Papa Ours»), comme une sorte d’image nostalgique d’un pays perdu qu’il faut à chacun faire l’effort de se projeter pour le retrouver.
Thomas Couderc envisage la sculpture comme «machine à se faire des films». Les pièces sont performatives à un niveau physique, imaginaire, formel, narratif, humain. La sculpture est ici une histoire non écrite, en cours de réalisation. La matrice d’objets donne ici le rythme et la trame de l’installation et permet de sertir l’action. Le «plan» de l’ours en insert, sculpture figurative qui joue une «image de synthèse». Ses composants sont issus d’une mythologie propre à l’artiste. Le corps de l’ours suit une logique additionnelle et schizophrène. Il se compose par concrétion sur une ossature métallique de boites réelles de céréales pour petit-déjeuner-matière industrielle ready-made; de fac similés où les mêmes boites deviennent des citations visuelles; de coloriages de ces contrefaçons, comme les produits déviant d’un absurde artisanat do-it-yourself; avant de devenir des dérives d’atelier d’artistes produit lors d’un workshop avec Thomas Couderc où il invite ses assistants à remixer une imagerie industrielle en délire créatif. Cette appel au travail d’équipe d’imagination se retrouve dans l’exposition à travers les réserves de boites entassées au sol où le spectateur doit finir mentalement l’ours Tim. Au final, cet ours est donc un peu notre propre création, et de fait, Timothy est un peu de nous. Nous sommes alors devenus des acteurs de ce Pilote 00.
— Luc Jeand’Heur, 25 mai 2013
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Photographies: © Cécilia Philippe, 2013