empire

Exposition
Du 17 mai au 29 juin 2024

> André Spartà <

 

Un monde en pire

« Un dimanche ou un jour férié. Le genre de journée où tout semble s’être arrêté. Il n’a pas de rendez-vous, personne à voir, rien de prévu au calendrier. Une journée de libre. Une journée vide. Il habite un de ces espaces qu’on dit rénové, converti, une ancienne manufacture de savons dont on a oublié la cruauté. Un bâtiment ayant abrité des peines, de l’exploitation, des larmes, de l’intoxication, de la subordination, des dos courbés, des mains tendues de travail. Aujourd’hui le squelette de ferraille, les belles fenêtres cintrées, la verrière, le sol en béton, les tôles, les briques et la tuyauterie apparente ont été neutralisés. Il a bon goût — comprendre celui du confort moderne. Tout paraît bien fonctionner chez lui, l’intensité des lampes est modulable, les placards de la cuisine sont invisibles, il a fait cirer le béton. Du vestibule jusqu’au premier étage, l’atmosphère est traversée d’un minimalisme franc, d’objets de décoration discrets. Un espace d’aujourd’hui, charmant et propret, pour ne pas dire clinique.

Déjà une heure et demie de l’après-midi. Une heure fourbe, qui fait croire qu’on a encore la vie devant soi. Rien de prévu, personne à voir, une journée de libre. La semaine est passée vite, il travaille tard, le loft coûte bonbon et il voudrait faire insonoriser le toit qui bruit à chaque averse. Allongé dans son canapé gris, il essaie de penser à sa vie. On pourrait dire de sonder son âme. Mais avant même qu’il ne parvienne à gratter la surface de son inconscient, son regard attrape un mouton de poussière ; là, juste à côté de la commode qui cache le décodeur TNT. Il n’a pas de télé, mais l’objet était offert avec son abonnement “box internet premium”. Il a aussi un téléphone fixe, non branché, rangé dans un coin de la commode. Il pense à l’ironie du nom de ce meuble dit de commodité, censé rendre la vie plus agréable, finissant par servir de refuge à son matériel électronique, devenu encombrant pour sa paix intérieure, pesant lourd sur son goût du vide. Mais il faut bien se connecter au réseau informatique mondial, toute une esthétique ! Le temps de ces quelques lignes, le voilà déjà à quatre pattes, petit aspirateur à la main, en train de racler les recoins de son living presque vide. Il faudrait acheter un robot laveur. Pulsion de propreté assouvie, il part se reposer du côté de la chambre qui s’ouvre en suite — un critère au moment de l’achat, de même que l’architecture dite atypique. Il prend une douche, balance sa serviette ciel sur le coin de la rambarde qui mène au vestibule. Il ne voit pas que la lumière zénithale accentue les ombres du linge mouillé à tel point qu’on dirait une sculpture.

Assis par terre, il grignote quelques fruits achetés la veille à la hâte, leurs cadavres peu à peu abandonnés à ses pieds. C’est la déprime, il a même tiré les rideaux occultants sur la verrière. On dit broyer du noir. Seulement remarque-t-il que l’ancienne usine toute propre n’est jamais complètement dans l’obscurité. La lumière verte du décodeur trouble sa quiétude, il y a aussi le rouge de l’horloge du four micro-ondes. La couleur lui fait penser aux cerises qu’il a avalées, et au temps de cet après-midi passé à toute vitesse, alors que rien n’était prévu, qu’il n’avait personne à voir, une journée de libre, à quelques détails de ménage près. Une journée passée à ordonner son appartement confortable. Il s’est mis au diapason de son lieu de vie. Et pourtant l’eau goutte toujours dans le vestibule, il y a une fuite. Il ne faut pas qu’il oublie d’aller changer les seaux, comme toutes les deux heures. Tous les matins, l’entrée est mouillée car il ne peut pas assurer la ronde pendant son sommeil, même s’il dort mal : le bruit l’obsède. Il se demande si l’écho de la chute des gouttes est accentué par le métal des escaliers, de certaines parois du loft, et du toit. Il a la sensation que son rêve se retourne contre lui, ça comptait à ses yeux l’idée d’un lieu à soi.

Il s’était dit qu’il avait besoin de temps pour lui, que ça lui plaisait bien d’habiter seul, qu’il était introverti, de ceux qui rechargent leurs batteries sociales dans le secret de leur domicile. C’est raté, il n’arrive pas à s’assoupir, se retourne dans ses draps gris de grande surface. Ça gratte. Il se demande s’il a bien repassé ses chemises pour la semaine. Il se retourne, même les yeux fermés il perçoit, en tâches sur ses paupières, la lumière du four micro-ondes, du décodeur qui clignote. Il a laissé la fenêtre ouverte, un moucheron est passé. Pourvu qu’il n’ait pas pondu ses œufs dans la cuisine, il pense au risque d’une colonisation de parasites. Un verre d’eau d’angoisse à l’évier de la cuisine. En chemin vers le lit, il écrase les cadavres de fruits de l’après-midi : des noyaux, une peau de banane et trois trognons de pommes. Il a l’impression que ses déchets le dévisagent avec mesquinerie, lui rappelant qu’on ne peut rien laisser traîner dans une grande pièce ouverte à l’américaine, confortable, un open space. Il n’est toujours pas dans ses rêves, il va se mettre en télétravail demain, il est trois heures trente. La nuit n’en finit plus. Il n’avait pourtant rien de prévu, personne à voir, du temps libre, pour lui, une journée vide, l’occasion de voir venir. Tout était possible. Seulement avait-il oublié la vie propre des objets ordinaires, le travail d’équilibre que demande un appartement de bon goût, tout est visible, les contraintes du confort moderne, les ennuis que c’est de mener cette vie-là. L’ascendant des objets qu’on oublie de regarder, ceux qui nous surveillent, ceux de tous les jours. Ça se pèse un tel pouvoir invisible, c’est l’agencement des jours, leurs dispositions. Ça compte dans la balance des inquiétudes. Tout pondérer, tout organiser. Il tourne en rond. Il étouffe. Le dimanche, la vie en pire ».

Rémi Guezodje, 2024

 

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Photographies : © Pauline Rosen-Cros, 2024

 

« sans titre » Sérigraphie sur papier d’ André Spartà, 40 exemplaires, 2024

Réalisé par sous la conduite de  Julian Lagoutte

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Carton d’invitation: © Atelier Tout va bien