NEW WORLD

Exposition
8 septembre — 30 septembre 2017

> Romain Vicari <

Né en 1990,
Vit et travaille à Paris et au Brésil.

« L’esprit se refuse à concevoir l’esprit sans le corps. » 1

En 1928,Oswald de Andrade (1890-1954) signe le Manifeste anthropophage ; un poème hybride, à la frontière de l’essai, considéré aujourd’hui comme l’un des textes fondateur de la modernité au Brésil. Né à São Paulo, Andrade y défend l’idée que ce qui constitue « socialement », « économiquement » et « philosophiquement » 2 l’identité brésilienne est la pratique anthropophage. Hérité des Tupis – un groupe de tribus amérindiennes installées sur la côte Est du pays, à l’embouchure de l’Amazone –, ce rituel n’a chez eux rien d’un cannibalisme aveugle : c’est au contraire un acte sophistiqué, pour lequel la dévoration de l’ennemi ne représente pas tant une opportunité alimentaire qu’un moyen d’inscrire dans la mémoire de son propre corps, par absorption, les qualités d’un autre ayant été préalablement choisi par la tribu. Par extension, cette volonté d’assimilation est devenue le symbole d’une culture brésilienne hétérogène, qui s’est construite à partir d’influences diverses, greffées aux bifurcations de ses racines indigènes.

S’il est parfois risqué d’analyser une production en fonction des origines de son auteur, il s’avère éclairant de rapprocher cette vitalité métabolique identifiée par Oswald de Andrade au travail de Romain Vicari, artiste italo-brésilien chez qui les phénomènes de digestion sont manifestes. On le percevra tout d’abord dans l’histoire de l’art, et notamment celle des avant-gardes européennes, dont on sent palpiter l’influence dans une ligne, un aplat, un volume évoquant tour à tour René Magritte, Henri Matisse ou Jean Arp. On saura voir, également, derrière l’horizon bigarré de ses sculptures, dans l’effervescence même de leur soulèvement hirsute, la réminiscence d’une végétation tropicale, venant s’agréger aux barres d’acier structurant ses installations. On saisira, enfin, l’intime proximité qui lie cette œuvre au contexte urbain, à la dynamique de métamorphose des villes, ainsi qu’à l’appréhension empirique qu’en fait Romain Vicari, entre collecte d’informations visuelles et récupération de rebuts de toutes sortes. La liste pourrait évidemment s’étendre, elle nous conduirait sans doute à circuler parmi l’élégante légèreté des tissus colorés d’Hélio Oiticica et la brutalité pop d’Urs Fischer, entre les parti-pris iconoclastes de Michael Asher et les tracés énigmatiques des pixadores, ces tagueurs de São Paulo ayant extrait de l’alphabet runique le style crypté de leurs lettrages.

Cependant – et c’est là un point essentiel –, l’entreprise d’identification montrerait rapidement ses limites. Non pas que toutes ces références n’innervent pas, d’une manière ou d’une autre, l’œuvre de Romain Vicari ; mais parce qu’au contraire, prises dans un processus de transmutation perpétuel, elles se combinent et s’enchevêtrent jusqu’à générer une matière nouvelle et singulière qui rendrait toute ambition dissociative, sinon inopérante, pour le moins incomplète. Tout l’enjeu semble ici de dépasser un exercice citationnel qui confèrerait à l’artiste un rôle de « manipulateur de signes » – pour reprendre l’expression que Hal Foster avait employé, à la fin des années 80, à l’égard des appropriationnistes. L’artiste anthropophage bouscule l’assemblage conceptuel en lui préférant une relation empirique aux objets, à l’histoire ou à l’apprentissage. « Contre la Mémoire source de coutume/L’expérience personnelle renouvelée. » 4

Il n’est dès lors plus très étonnant de retrouver des matériaux comme le plâtre, la résine ou le sable entrer dans la composition des environnements érigés par Romain Vicari. Dans leur capacité à capturer les formes, les gestes et les couleurs, ils sont les agents d’un projet de rétention sélective, devenant à leur tour des conglomérats à réemployer, à rediriger, comme les termes d’une syntaxe en permanente reconstruction. Faite de l’alternance de lignes droites et courbes – allégoriques là aussi de cette modernité tropicale, où les cadres prédéterminés se laissent envahir par la dynamique entropique -, l’installation Abajà (dont le titre signifie « collier », en tupi-guarani) fonctionne d’ailleurs comme une phrase sens dessus-dessous, avec ses lettres renversées et sa ponctuation minérale. Conçue pour la galerie Escougnou-Cetraro, il faudrait questionner sa portée à l’orée de l’exposition « Au delà de l’image », qui lui fournit son écrin formel et théorique. Qu’y a-t-il, en effet, dans ce hors-champ matériel que nous dresse Romain Vicari ? On s’aventurera à dire qu’il y a là toute une poétique de soi dans le monde et du monde en soi, dépassant les rationalismes exacerbés, prônant la subjectivité animiste comme alternative aux désastres qu’on nous prédit.

Franck Balland

1 Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage, Blackjack éditions, Paris/Bruxelles, 2011, p. 13.
2 Ibid. p. 9.
3 Hal Foster, Signes de subversion, dans « Recodings: Art, Spectacle, Cultural Politics », Bay Press, Seattle, 1985. Reproduit en français dans « Art en théorie 1900-1990, une anthologie » par Charles Harrison et Paul Wood, Hazan, Paris, 1997, p. 1155.
4 Oswald de Andrade, op. cit., p. 21.

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Photographies: © Cécilia Philippe, 2017